par Stéphane Bouquet
Hou Hsiao-hsien déclare curieusement qu'il s'est inspiré du film de Godard "A bout de souffle" quand il a tourné "Goodbye south, goodbye". Il ne reste pourtant pas grand chose du polar du cinéaste français : ni esquisse de la formation d'un couple, ni dramatisation. Tout juste pourrait-on dire que les jeunes antihéros du film sont en rupture avec la morale et le rythme de leur époque car ils pressentent le monde de demain. Dans une société technologisée, l'homme devra en effet inventer un nouveau rapport avec l'espace. L'adieu au sud n'est pas essentiellement l'adieu à une région (Taiwan pour Shanghai au nord), mais à l'idée qu'il existe quelque part une chose comme le sud, un espace particulier, hétérogène, isolé. Mais Hou, à la différence du jeune Godard, ne défend pas l'interconnexion immédiate, le trop plein du mode moderne. S'il décrit merveilleusement son époque, il oppose à son agitation stérile, sa réflexion sereine sur la nécessité de la lenteur et du vide qui permettent à l'homme de s'atteindre lui même.
Par sa mise en scène abstraite (la valeur des plans ne se mesure pas à leur efficacité signifiante mais dépend d'une inspiration à la fois plus lâche et plus riche) d'une haute tenue formelle et ses préoccupations existentielles en prise directe avec son époque, Hou Hsiao-hsien prolonge dans le monde des années 2000 ce qu'Antonioni avait entrepris dans le quart de siècle précédant.
Dans tous les plans ou presque, les téléphones portables n'arrêtent pas de se mêler au récit : respiration, accélération (il faut que j'y aille), diversion, fausse piste (finalement ça ne sonne pas). Ils ponctuent un récit allusif, dont les débuts préexistent au film, dont la fin l'excédera, qui semble ne pas vraiment se dérouler pour le spectateur et qui l'oblige au déchiffrement. Lentement, dans le brouhaha des plans, on comprend que Kao (Jack Kao) et Tête d'obus (Lim Giong) sont deux malfrats minables, qu'ils essaient de récupérer de l'argent pour ouvrir un restaurant à Shanghai et pour rembourser les dettes d'amour de Patachou (Anne Shizuka Inoh), que ça ne se passe pas comme prévu.
Ce dévoilement retardé du sens ne relève pas d'une stratégie scénaristique, d'un effet de maîtrise, d'un jeu pervers de rétention organisé des informations pour mener le spectateur par le bout du nez. Tout est donné en vrac, à chacun de prendre selon son rythme, et il est probable qu'à la fin, tous n'auront pas recomposé la même histoire. Le spectateur peut très bien d'ailleurs se contenter de ne comprendre presque rien, occupé par la beauté des plans, par la radicalité avec laquelle ils enregistrent le monde.
L'espace de la fiction est donc sans centre et sans direction ; de même l'espace physique du film. On ne sait jamais trop où l'on est. L'insularité, le très fort ancrage territorial, qui marquaient les films précédents a disparu ; les frontières politiques même ne semblent plus avoir d'effets puisque Kao veut partir de Taiwan pour s'installer à Shanghai. L'espace n'est plus qu'une maille de lieux indifférents. Non que les personnages cessent de circuler, mais ces trajets (en train, en voiture, en moto) ne sont pas réellement des mouvements vers quelque part ; ils se suffisent à eux-mêmes, ils sont des moments de contemplation, comme cette balade lente dans la touffeur verte de la végétation.
A quoi peut servir, d'ailleurs, de se déplacer lorsque les téléphones portables mettent tous les points du monde en contact, annulent l'espace, rendent chacun accessible à tout moment ? Dans ce monde nouveau technologisé, les corps ont une place de moins en moins évidente, d'autant que Hou évite soigneusement de les dramatiser : personne ne meurt, personne ne baise. Tête d'obus prend juste quelques coups, Patachou fait semblant de se suicider et tous mangent sans arrêt en jacassant pas mal. Ces repas interminables, scandés par les sonneries de téléphone, renvoient le corps à son existence problématique. Qu'a-t-il à faire d'autre désormais qu'à s'entretenir puisque les machines le remplacent plutôt qu'elles ne le secondent ? Ce n'est évidemment pas un hasard si Kao veut quitter la mafia pour ouvrir un restaurant. Telle pourrait-être sa nouvelle devise : laissons les machines agir et allons nous goinfrer !
Entre deux repas, le corps patiente, devient simple objet de décoration - la discussion de Kao et du déménageur sur les mérites du tatouage artisanal, les bermudas et les chemises à fleurs- ou bien il s'occupe à une divagation un brin autiste. De ce point de vue, Tête d'obus et Patachou sont exemplaires. On pourrait dire qu'ils sont idiots, mais en fait non : ils sont plutôt livrés au désir sans loi, à la régression infantile, ils sont des corps désoccupés de la contrainte, ayant pris acte (un peu vite) que la technologie les libérait du devoir d'être adultes. Et Hou Hsiao-hsien réussit parfaitement à rendre cinématographiquement la dérive complète de ces deux corps. Patachou , par exemple, vient (d'essayer) de ce suicider parce qu'elle a dépensé sans compter l'argent qu'elle n'avait pas dans les bars à gigolos, elle dort, Kao tente d'arranger les choses, Tête d'obus s'ennuie et joue au basket, frappe un punching-ball. Kao s'énerve. Tête d'obus boudeur ouvre la fenêtre et saut. On entend un bruit d'eau. Plan suivant : lui et Patachou nagent, tout habillés, dans une piscine. La contiguïté spatiale obéit, ici, bien plus évidemment à la loi du désir qu'à une organisation réaliste des lieux. Ces corps là ont oublié que le réel pouvait être une contrainte, ne pas leur obéir. En fait, ils ont oublié le réel. Ils sont les hommes de demain.
Le plan de "Goodbye south, goodbye" se construit sur du plein, du trop plein même, beaucoup de personnages, de mots, de gestes, de micro-actions éruptives à peine commencées que déjà finies, de sons, de musiques. Le plan n'a pas plus de centre que le film. Comme souvent chez Hou la composition du plan répond à des enjeux baroque voir maniériste. Dans "La cité des douleurs" comme plus tard dans "Les fleurs de Shanghai", les jeux sur les clair-obscur sont innombrables et de nombreux plans comportent une table ou une amorce de porte pour briser la perspective. Hou s'arrange pour qu'il y ait presque toujours deux ou trois points de focalisation possibles. D'où, par exemple, l'importance des repas qui sont une bonne occasion d'engorger le plan, surtout qu'ils n'obéissent ici à aucun cérémonial et sont l'occasion d'un joyeux foutoir. Voir, à ce propos, le dernier d'entre eux, admirable, où un député tente de réconcilier deux clans opposés et de faire libérer les trois compères. N'importe quel film traditionnel aurait théâtralisé, magnifié, la rencontre puisque des vies sont en jeu. Pas Hou qui refuse toute dramaturgie : le député se lève, va pousser sa chansonnette, revient régler l'affaire en deux minutes, pendant qu'au fond certains se pintent et d'autres s'ennuient ferme. Plutôt que le député d'ailleurs, on peut très bien regarder la très jolie fille assise là-bas dans un coin. le regard souffle où il veut.
Il arrive aussi que la bande son joue son rôle dans le décentrement du plan. Dans la scène du suicide de Patachou, on entend, pendant que Kao téléphone, le bruit continuel d'une balle qui rebondit. ce son répétitif finit par constituer un motif d'exaspération qui tire toute la scène à lui et annule presque l'image : on ne voit plus rien que ce bruit.
Derrière cette esthétique du plan éclaté, fracturé, multipolarisé se cache probablement l'idée de réseau, de circulation généralisé, de communication totale, un monde où tout existe en même temps. c'est alors que surgit la mélancolie. Il n'y a plus de territoire, et reste-t-il même des individus? dans ce monde, on est toujours avec les autres, mais on n'arrive jamais à être avec un autre (pas d'amour). parce qu'ils n'ont pas de but précis, parce qu'ils sont accompagnés d'une musique pop et triste qui porte à la nostalgie, parce qu'ils sont finalement le temps par où s'éprouver, les déplacements sont le dernier espoir de l'homme. Ce n'est que par le vide que l'homme s'atteint lui-même. Seulement voilà ce film éblouissant ne dit qu'une chose : le vide n'est plus de ce temps. Au dernier plan, la voiture des trois personnages fait une embardée dans un champ. On ne croit pas du tout qu'ils sont morts, car l'accident semble bénin et pourtant longtemps rien ne bouge, la nuit est calme et sereine, vide peut-être. Puis non, ça recommence, l'agitation recommence...
Cahiers du Cinéma, avril 1997, n°512
domingo, 9 de abril de 2006
Un art qui transporte
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Stéphane Bouquet
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