sábado, 26 de dezembro de 2009

Inutilité de la nostalgie : ce qui change d’une époque à l’autre est souvent moins terrifiant que ce qui ne change pas.

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Toute œuvre de cinéma, c’est-à-dire tout travail de clarification des forces qui obscurcissent le réel, se destine au classicisme. Une œuvre moderne qui ne se perpétue pas sombre dans l’actualité, avec ses différents bains de jouvence. Un film, s’il reste vivant — en dehors, en dedans, grâce, à cause, contre ou malgré le spectateur —, n’a pas davantage prise sur l’Histoire que l’Histoire n’a de prise sur lui. Accepter que le cinéma ne peut rien c’est lui donner une chance de servir à quelque chose.

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C’est pourquoi il conviendrait, une fois pour toutes, de bannir l’opposition entre les classiques et les modernes. Si ceux-là ne sont pas ceux-ci, ceux-ci n’auront aucun espoir de devenir ceux-là.

(Pierre Léon)

Allan Dwan ou le cinéma nature

Allan Dwan, né le 3 avril 1885 à Toronto (Canada), est mort le 21 décembre 1981. Après des études d'ingénieur, il construit des lampes à vapeur de mercure, ancêtres du néon. Les studios Essanay font appel à ses services pour faire des essais de lampes pour tourner. Il leur vend des scénarios écrits au collège et c'est comme scénariste qu'il se rend indispensable. Bientôt - à partir de 1909 - il réalise des films à raison de un par jour pendant trois jours par semaine. Si l'on veut savoir ce qu'a fait Allan Dwan, et pour qui il a travaillé, il faut se procurer deux livres: Présence du Cinéma, nº 22-23, automne 1966, et « The last pioneer », long entretien réalisé en 1971 par Peter Bogdanovich (Praeger Film Library).

Si l'on consulte les histoires du Cinéma, il est probable qu'il y sera cité: 1e) pour avoir travaillé avec Griffith à la Triangle Fine Arts; 2e) pour avoir fait des films avec Douglas Fairbanks, dont le célèbre (parce qu'il eut du succès) Robin Hood (1922); 3e) pour avoir réalisé deux films célèbres (idem) à l'époque du parlant: Suez (1938) avec Annabella et Tyrone Power, sur la vie de Ferdinand de Lesseps, et Iwo Jima (1949), avec John Wayne, film dit militariste; 4e) et surtout pour avoir réalisé tellement de films qu'on n'en connaît ni le nombre exact, ni les titres, ni la teneur (il est vrai que cela se limite à la période 1909-1913, et que ce sont des films de une ou deux bobines, c'est-à-dire des courts métrages).

Aujourd'hui il est mieux connu pour être l'un des deux metteurs en scène préférés de Gloria Swanson (l'autre étant De Mille) et pour avoir été le meilleur metteur en scène de Ronald Reagan, ce qui voile d'une légère ombre le paradis de la cinéphilie. On doit en tout cas à Dwan - on le sait moins - la découverte de Lon Chaney qui était son accessoiriste et qu'il dirigera dans plusieurs films, de Ida Lupino, venue accompagner sa mère qui briguait un rôle de jeune fille, et de Rita Cansino qui deviendra Hayworth. Et peut-être lui doit-on aussi l'invention du travelling pour découvrir une rue, dans David Harum (1915).

Cependant il y eut une véritable réestimation de Dwan en France à la fin des années 50: elle concerna surtout ses westerns et ses films d'aventure produits par Republic et par R.K.O., dont certains ne sont jamais sortis en France. Réalisés avec la même équipe technique, souvent les mêmes acteurs, ces films sont de petites productions et se nomment: Angel in Exile, Quatre étranges cavaliers, La Reine de la prairie, Le Mariage est pour demain, Deux rouquines dans la bagarre, River's Edge, Most Dangerous Man Alive etc. Tous ces films ne cherchent apparemment qu'à illustrer les conventions qui leur servent de base. Ce sont ces fameux « petits films » (la règle de Dwan était: « budget and speed, tempo ») qui, pour n'avoir pas d'ambition visible ni n'avoir remporté un immense succès public, n'ont pas eu droit aux honneurs de l'Histoire du Cinéma. Dwan a cessé de tourner à l'époque où le grand cinéma américain décline: Hitchcock, après Marnie, se craquèle, Hawks est frappé d'une modernité désabusée après Rio Bravo, Ford monte vers une grandeur unique et solitaire, tournée vers le passé (Liberty Valance...), Lang essaie de croire en un retour à ses origines, Walsh écrit ou se contente de filmer des chevaux, Tourneur tourne n'importe quoi en Europe (La Bataille de Marathon), Mac Carey attend dans son bureau des commandes qui ne viennent pas, etc. La liste est longue et, sinon funèbre, du moins désolante. Seuls Chaplin et Welles gardent toute leur force: La Comtesse de Hong-Kong et Falstaff sont des films extraordinaires au spectacle desquels nous ne souffrons pas pour leur auteur.

En quoi consiste l'art d'Allan Dwan? Principalement en ceci: qu'il a toujours fait le même cinéma, comme si le reste du cinéma n'évoluait que techniquement et pas dans ses formes. Il s'est adapté au parlant, puis à la couleur, et par ailleurs à tous les genres, de façon tout à fait naturelle. Ce fut avant tout un grand narrateur: même quand les personnages sont un peu pâles, même quand les histoires ont été racontées des dizaines de fois, même si on en connaît le décor et les péripéties. Ce fut aussi un grand poète de l'espace: que l'on revoie ses premiers films muets et ses derniers films en couleurs, on y trouve une exaltation constante de l'espace (assez proche de celle qui animait Keaton). C'est une chose à quoi les historiens du cinéma sont peu sensibles (heureusement, il y a des gens comme Kevin Brownlow), mais raconter une histoire est un art que les films pratiquent plus ou moins bien. Cette tradition de la restitution la plus exacte possible de l'espace est essentiellement américaine (plus qu'hollywoodienne) et est liée au cinéma comique et burlesque (Mack Sennett) et au cinéma mélodramatique et policier: elle est constante chez Griffith, poursuivie dans les comédies de DeMille et de Lubitsch, mais c'est je crois chez Walsh et chez Dwan qu'on en trouve les plus beaux exemples. La capacité de recréer dans l'imagination du spectateur la totalité d'un décor augmente la force du récit. La féérie particulière, et qui remonte à la lanterne magique, qui consiste à plonger le spectateur dans une histoire et à l'empêcher d'en sortir avant le mot « fin », a été étayée par une construction précise et logique des espaces, à partir du fractionnement inévitable du cadrage, avec en corrélation un emploi adéquat des objectifs et de la lumière: cet art, Dwan l'a amené à la perfection. Dans ses derniers films, le sentiment d'harmonie naît de l'application instinctive de règles géométriques secrètes qu'il avait mises au point à l'époque du muet (règles évidentes dans ses films parodiques des années 30 avec les Ritz Brothers ou encore dans Le Masque de fer). Et il sut, trente ans avant Kubrick dans 2001, jouer merveilleusement avec le bord supérieur du cadre (Frontier Marshal).

L'art de Dwan ne cherche pas à bouleverser; il ignore les tensions et provoque un merveilleux état de calme. Les conflits sont, dans ce cinéma, des accidents de la nature humaine. Mais ce serait limiter la poésie particulière de ces films que de l'expliquer par le pacifisme et par le simple goût de la nature chez l'homme Dwan. Il fut sans y penser un classique, mais un classique d'Hollywood. Ce classicisme est aujourd'hui lettre morte, squelette de conventions désuètes. Dwan crut à son contenu parce qu'avec Griffith et quelques autres il l'inventa sans y accorder d'importance. Il laisse des films qui n'élèvent pas la voix. Par goût sincère (« Everybody wants to be God in this business! »). Et parce que ce qui comptait avant tout pour lui, c'était l'histoire: son mouvement et son rythme, et pas ceux du metteur en scène. La naïveté est son génie mais quand un de ses films est niais il faut savoir que le script qu'on lui remettait était insauvable. Il rêvait à la fin de sa vie d'ouvrir une clinique de scénarios... Même ses films les plus conventionnels contiennent des trouvailles de découpage, font preuve d'un emploi imaginatif des décors, ce qui n'est pas le cas dans les mauvais films de Walsh. Comme Jacques Tourneur, Dwan avait un secret de fabrication qui est au cœur du cinéma et qui s'est perdu. Pas parce que le cinéma aujourd'hui n'en est pas digne, mais parce qu'un secret de fabrication, c'est intransmissible. Dwan est au cinéma ce que Charles Ives est à la musique: un inventeur sans récompenses.

Jean-Claude Biette

Cahiers du Cinéma n° 332, fevereiro 1982, pp. 20-22

sexta-feira, 25 de dezembro de 2009

O teatro no/do mundo (atualidade do kammerspiel)

Le manque évident de moyens financiers fait de plus en plus ressembler le cinéma de Brisseau à un cinéma de chambre (sans mauvais jeu de mots), porté vers l'intériorité des choses, l'expérience intime, le voyage existant en soi plus que dans le monde, sondant la verticalité (les profondeur de l'être) davantage que l'horizontalité. Ici, rien que des lieux définissant une géographie intérieure, une enclave intellectuelle : un banc, un salon de pierres, un lit, une petite bicoque au milieu de nulle-part. Sans les contre-points qui accompagnaient d'ordinaire les personnages : les ciels, les paysages comme théâtre du monde, comme commentaires des actions des personnages ou au contraire comme indifférence divine. Même les collines inondée de soleil ressemblent à un paysage mental sans matière, inaccessible aux sens, simplement destiné à la contemplation de l'oeil et de l'esprit. Pour un peu, on a beau y parler des étoiles, l'univers physique n'existe quasiment plus, devenant pure image, comme si à force de vouloir pénétrer dans les chairs, le cinéaste était entré dans la tête de ses personnages. Sans doute son cinéma est-il tiraillé entre Ford et Bresson, entre une manière d'aventure dans le monde, de friction concrète avec lui, et une autre de confrontation avec soi.

quinta-feira, 24 de dezembro de 2009

quarta-feira, 23 de dezembro de 2009

L'esprit d'aventure

Objective Burma se présente d'abord à nous comme un film de guerre, et rien que cela. Mais la guerre n'est pas si peu de chose, surtout s'il faut la filmer, c'est-à-dire la faire à tous les postes et sur tous les fronts: à la fois stratège et soldat, général et bataillon, du bon côté comme de l'adverse, en pleine brousse et sur les cartes, de corps autant que d'esprit, dans le concret comme dans l'abstrait. Et tant de rôles, tant de combats joués ensemble, conçus et réalisés par le même chef, obligé non seulement de subir batailles et défaites, mais de les comprendre: d'en tirer le sens et l'exposé, une synthèse immédiatement claire, de retrouver aus balles perdues leur nécessité première et leur fin dernière. C'est dire que si les guerres étaient conduites par les cinéastes... Car on n'en demande pas tant au soldat qu'au cinéaste: les films de guerre sont aussi nombreux et passionnants que les guerres, comme elles ils sont aussi souvent ratés. Car s'il faut au cinéaste être de tous les engagements, il risque bien de tous les éluder: omniprésent, et tout autant pas une fois où il faut. Bref, il est plus difficile de réussir un film sur la guerre qu'une guerre et ça n'est pas peu dire.

La leçon de la guerre. - Le cinéaste, disais-je, obligé de comprendre la guerre en même temps qu'il la fait: de l'apprendre, donc, afin de l'enseigner. On ne sera pas surpris qu'Objective Burma ait été choisi, parmi tant d'autres, pour servir d'exemple et de modèle, vers 1946-47, aux groupes de combat de la Hagannah: ainsi le film fut-il projeté plusieurs fois à ces guerrilleros, non point tant, on s'en doute, par amour de la guerre, de Walsh au du cinéma, mais à fin d'exercice véritable, en tant qu'entraînement. Et ce n'est point pour nous surprendre, puisque telle est bien la dimension commune à Objective Burma, Battle Cry ou The Naked and the Dead: l'apprentissage. Pour ces hommes, et c'est l'un des grands thèmes walshiens, venus d'horizons très divers et que rien ne relie d'abord sinon la même aventure, c'est leur propre affrontement vécu à l'intérieur de l'affrontement général. Jeunes ou vieux, à peine arrivés ou soldats de métier, pour eux la même leçon commence et recommence. Leçon terrible pour les premiers parce que chargée de mystère; plus terrible encore pour les seconds parce que bien connue et d'un mystère tout à fait livré au hasard. Un même apprentissage qui ne se contente pas de les opposer entre eux ou de les réunir, mais les éprouve face à eux en même temps que face au monde: la leçon de la guerre est bien sûr celle aussi de la vie. L'aventure de l'individu confondue avec l'aventure générale, voilà qui nous livre un peu le mouvement d'Objective Burma et le secret de sa force: qu'ici le cinéma de guerre confond sa démarche avec la guerre, tous deux sachant forcer le cas particulier à ne trouver son sens que dans le tout, l'individuel à participer de l'ensemble, exigeant tous deux de lui qu'il se dépasse et ne s'occupe plus de se comprendre, mais d'être compris dans une totalité qui le transcende. Le cinéma de Walsh est un cinéma de synthèse.

Corps à corps. - Mais revenons à nos guerrilleros. Leurs instructeurs leur disaient, en leur montrant Objective Burma: « C'est le seul vrai film de guerre. » Ils voulaient dire par là, en militaires, que c'était (avant les récents Walsh et Les Carabiniers) le seul film où une rafale de Thomson n'était pas accompagnée du bruit d'une Beretta, où n'étaient point confondues grenades offensives et défensives, que les ruses de guerre n'y étaient pas des ruses de scènario, ni la jungle un décor, que l'on y voyait combattre et mourir comme dans la guerre, réelle, espérer ou délirer « pour de vrai », bref que ce n'était pas là « du cinéma », mais bien le visage guerrier de la guerre, du vif, une sorte de parfait reportage où les valeurs altérantes de « l'art » n'avaient aucune part. Ils prêtaient donc, comme les Français à Adieu Philippine, mais dans un autre sens, au réalisme les pouvoirs du réel et ses vertus. Mais ce qu'ils considéraient ainsi comme le comble du réel (c'est-à-dire l'absence de l'art) n'est bien sûr que le comble de l'art: comme tant d'autres, ils pensaient que le cinéma ne peut que mentir, alors que c'est précisément la vérité du cinéma de leur donner le sentiment de cette vérité-là.

Ces chefs voulaient dire aussi, je suppose, qu'on avait avec ce « film » affaire non pas à un regard sur les choses, mais aux choses elles-mêmes, non pas à une spéculation sur la guerre ou à son « expression », mais à la guerre elle-même, donnée directement (croyaient-ils, mais en fait au terme d'une démarche dont nous verrons les complexités), telle quelle, sons fioritures ni art, en toute technique et honnêteté. Beau compliment. Qui a pour mérite et pour effet de renvoyer le film tout entier au concret le plus absolu, le mieux tangible, d'en faire, non plus une expression du monde, mais un morceau de réel, un fragment de ce monde saisi directement et offert, en quelque sorte, comme avant-première de l'ensemble. Tel apparaissait aussi ce film aux apprentis-soldats, qui lui durent, peut-être, quelqu'un de leurs succès, et d'être mieux avertis quant aux pièges à la fois de la guerre et de leurs illusions.

L'esprit entre en guerre. - Retournons un instant au front, où se trouvent de concert soldat et cinéaste: ce dernier se voit heurté - si l'on en croit les officiers de la Hagannah - aux détails les plus concrets et minutieux de la guerre, à ses embûches les plus proches. Il n'est pas question qu'il les perde un moment de vue, car ce serait oublier ce par quoi la guerre est guerre, et véritable: corps à corps, gestes automatiques sur l'arme, réflexes, tout un conditionnement du réel qui contraint l'esprit à s'accrocher à ses plus matérielles proies, fusil, nourriture, fatigue, corps tout entier.

Mais notre cinéaste ne doit pas oublier que cette guerre lui échappe encore si (tel Fabrice) il n'en saisit que « les petits côtés », que l'immédiatement tangible. Car il lui faut aussi comprendre l'ensemble des opérations sans ôter pour autant son doigt de la gâchette, et mener la guerre en même temps que chaque pas du soldat. C'est donc à l'abstrait le plus extrême qu'il se voit renvoyé sans cesse par le plus extrême concret. Car vain devient le geste exact du guerrier s'il n'y a pas de guerre, vaine la rafale si elle ne répond pas aux plans de l'assaut, inutile que les hommes soient choisis et vêtus fidèlement si leur périple n'est pas à l'avance déroulé et fixé, inutile qu'ils marchent s'il ne se trouve pas quelqu'un - pas eux, bien sûr - pour savoir où ils vont. Vain de s'en prendre au concret du monde sans idée, vain de filmer sans mise en scène.

Voici donc que les boutons de guêtre en appellent aux stratégies, et que les stratégies demandent aux boutons de guêtre une présence effective. C'est, on s'en doutait, que monde et création se renvoient de bout en bout la balle, concret et abstrait se rencontrant pour se nécessiter, car ils ne vont nulle part s'ils y vont l'un sans l'autre. Voici qui rejoint cette dimension du film plus haut esquissée: la force et la beauté d'Objective Burma viennent d'abord de ce mouvement qui fait s'échanger matière et pensée, de ce passage non plus seulement de l'individu à l'ensemble, mais des choses elles-mêmes à l'esprit. Film et guerre forcent celui qui les entreprend à une même opération: créer, combattre, c'est ici comme là donner son sens au foisonnement des signes, résoudre leur diversité, établir la règle de leurs variations, dépasser leurs particularités en une entité fonctionnelle. Tel est, à meilleure raison, l'objet de ce film de guerre dont les militaires (et il faut bien leur faire sur ce point confiance) disent qu'il est la guerre même.

Une aventure de l'esprit. - On voit bien comment faire un film sur ce mélange explosif d'abstrait et de concret qu'est la guerre, finit par faire un film où le concret se mêle dangereusement d'abstrait. Il est difficile de forcer l'aventure sans s'y exposer. D'un côté, cette aventure du corps, de l'autre celle de l'esprit: si l'on reconnaît en Objective Burma l'épopée du corps, il ne peut manquer d'être l'épopée pareille de l'esprit... Car comment rendre compte autrement de cette raison absurde qui pousse une colonne en pleine jungle, toujours plus loin de son point de chute et de son but? L'objectif de la mission est atteint dix minutes à peine aprés le début du film, et ses buts remplis exemplairement: la base japonaise détruite, pas de pertes, le retour commencé, bref, l'aventure sans risque jusqu'au moment où, dans ce scénario trop bien reglé et qui ne nous donne, comme pour s'en débarrasser dès l'abord, de la guerre que l'image idéale et factice, l'exaltation facile de vaincre sans péril, survient précisément l'aventure.

C'est-à-dire l'imprévu, bien sûr, mais surtout ce par quoi ni cette guerre ni cette aventure ne le seraient vraiment: le mystère, disons, ou plutôt cette absence de danger qui devient mystérieuse et menaçante, et l'on se souvient que les malheurs de la colonne commencent avec la voix sans écho d'un haut-parleur japonais dans le camp anéanti sans dangers... Et c'est alors contre l'invisible qu'auront à lutter ces hommes, contre la présence occulte de l'ennemi, sa menace omniprésente, cernante, mais cachée par l'autre menace visible de la jungle. Se poursuit donc un combat contre des ombres. Mais ce ne serait rien: c'est aussi un combat pour des ombres: car qui sont en effet ces chefs mystérieux qui guident à distance la colonne selon un plan et dans un but qu'ils sont seuls à connaître? Aussi, ces soldats qui ont perdu la mémoire de leur cause, manoeuvrés sur un damier de dieux, sont-ils réduits à identifier la guerre avec leur marche et son sort avec le leur; plus même, il leur paraît qu'ils mènent le seul combat valable, le plus absurde donc. Contraints de chercher leur chemin, ils le sont en même temps de chercher leurs raisons. Frayant leur voie dans la brousse, c'est aussi en eux qu'ils déblaient, en leur vie. Si leur isolement les mène à identifier leur aventure avec la guerre, le pas est vite franchi jusqu'au combat de l'esprit contre lui-même et le monde. Car leur situation est celle même de l'esprit: conscient et se disant responsable de lui-même, il se devine en même temps obscurément agi par des déterminations dont il ne saisit ni le départ, ni le but, et qu'il tient vite pour absurdes, alors qu'elles le conduisent aussi bien, contre lui, avec lui, à quelque victoire essentielle. Il n'est pas jusqu'à l'image qui ne frappe ici: le film a l'ambiance de ces cheminements de rêve, il en a aussi la lumière oscillante, l'incertain éclat, qui évoquent, avec la moiteur très présente de la jungle, bien plus que ces formes foisonnantes et fluides du rêve, qu'on considère comme les appels en nous vers ce mystère qui nous ronge en même temps qu'il nous porte. Inutile de décrire plus pour réveiller tout à fait cette dimension obsédante et fantastique du film, cette dimension irréelle, et qui viendrait alors contredire le surcroît de réalité auquel prétendait le film? Mais on commence à savoir qu'ici le réel et l'irréel...

L'aventure de l'oeuvre. - La plupart des oeuvres se placent en double référence au monde et au spectateur, entre lesquels elles jouent, très simplement, rôle de médiateur. Mais voici un film considéré par ses spectateurs privilégiés comme un morceau du monde lui-même: sa réalité n'est plus d'expression, il ne peut plus être un miroir du monde, puisqu'on fait de lui un miroir dans le monde. Aussi, entre Objective Burma et son spectateur, s'instaure une relation plus directe qu'il n'est coutume: en fait, le spectateur se trouve en face du film de la même manière qu'il est en face du monde. Le film et le monde sont mis sur le même plan. D'où la dimension concrète du film. Mais de là vient aussi que l'oeuvre perde sa fonction médiatrice entre le spectateur et le monde: alors qu'elle touchait (dans le rapport classique) l'un et l'autre, elle n'est plus en contact qu'avec le spectateur. Car, si elle est mise sur le même plan que le monde, elle ne se confond pour autant pas tout à fait avec lui: comme le monde, mais à côté de lui. Et c'est ce décalage (nécessaire pour que l'oeuvre ne soit pas absorbée par le réel, et reste oeuvre) qui provoque la série précédente de passages, d'oscillations entre des termes opposés et complémentaires: plus le spectateur prête à l'oeuvre de réalité, plus elle doit être irréelle pour subsister, et de même avec le concret, l'abstrait, la matière et l'esprit...

Le même décalage intervient dans l'aventure, et lui demande la même oscillation entre risque et rève, rigueur et hasard. Car Objective Burma n'offre pas seulement l'image invariable et idéale d'un cinéma tout entier tourné vers « l'aventure », je veux dire uniquement voué aux rêves qu'elle suscite et aux leçons qu'elle énonce... Si le cinéma de Walsh est sans complexes, il n'est pas sans problèmes. Et il ne s'agit pas de ces « problèmes » d'ordre esthétique, social ou moral qui prétendent se poser en dehors de toute aventure ou au-dessus d'elle. Non. L'aventure, ici, n'est pas un prétexte vite satisfait et tel qu'il permette ensuite le biais commode et raccrocheur de l'évasion, d'une façon donc à la fois plus plaisante et moins dangereuse... Non. Ces problèmes sont ceux même de l'aventure, qu'elle pose à l'homme comme au cinéaste et au cinéma : l'oser, l'affronter, bien sûr, la craindre et la traquer, la mener à son terme, mais aussi ne s'en point satisfaire. Ce qui, chaque fois, fait de l'aventure moins le sujet du film que son propos direct, son objet, sa quête: ce par quoi s'ajoutent aux dimensions de « distraction » et « d'éducation » d'Objective Burma celles, mieux spécifiques de Walsh, de recherche, d'insatisfaction, d'essai recommencé, d'assurance tout aussitôt mise en question, de doute jamais définitif et jamais éludé, d'invention, bref une aventure que chaque film perpétue, pousse plus loin, mais qui reprend tout entière avec chaque film.

Les films de Raoul Walsh - westerns, films de guerre, policiers, drames historiques - viennent s'incrire dès l'abord et tout naturellement dans ce cadre très conventionnel (et pour cela conventionnellement méprisé) du cinéma de l'aventure. Mais pas n'importe quelle aventure, n'importe quel cinéma. Tout se passe en effet comme si ce « cinéma de l'aventure » remettait en question cinéma et aventure, participant ainsi à la fois d'un cinéma à l'aventure et de l'aventure du cinéma tout entier.

Jean-Louis COMOLLI

Cahiers du Cinéma n° 154, abril 1964, pp. 11-14.

terça-feira, 22 de dezembro de 2009

terça-feira, 15 de dezembro de 2009

Dans Vincere, le contrechamp est supprimé. Sinon il n’y aurait pas eu de film. Le champ, c’est un mélange de Géricault, d’Eisenstein et de Rubens. Les corps virevoltent, grimpent aux grilles, agilité de singes, vertigineuse variété de gestes, caméra affolée et soûlante. Le mouvement se fait de bas en haut, mais personne ne monte au ciel. Ce qui est là-haut, c’est l’avenir. Quand Benito d’avant Duce fourgonne le corps d’amour et de passion de la future mère de Benito II, son regard fixe un point dans le ciel. C’est là où il se voit déjà, son âme y vole, son corps, lui, fabrique un futur réel, celui d’un enfant malade imitateur. La femme n’est pas sympathique, et ne peut pas l’être, le peuple n’est pas sympathique, et ne peut pas l’être. Il l’acclame parce que, à ce court moment, elle incarne le possible contrechamp. Bellocchio est un excentrique, ne l’oublions pas.

Pierre Léon

sábado, 5 de dezembro de 2009

Faubourg St Martin: algures entre Cottafavi, Visconti e o Godard de Détective.

(...) Tout art, dans son enfance, fait de l'enrichissement une nécessité. La nouveauté est alors critère, comme elle le deviendra aux époques blasées qui construisent dans la fièvre pour assouvir plus vite leur soif de détruire.

A l'orée de son âge classique, le cinéma découvre ses Anciens, non comme les reliques du monde charmant et désuet de l'orthochromatique et des images muettes, mais les archétypes d'une beauté qu'il sait maintenant éternelle et dont il se prétend à même de débrouiller les canons subtils. Est-ce donc si naïf ou si téméraire qu'il veuille à son tour, mais en pleine lucidité, bâtir dans le marbre, refusant ce titre d'« art du présent » qu'aux temps de son Moyen-Age, par un mouvement d'orgueilleuse bravade, il se plaisait à se décerner?

Vraisemblable, naturel, unité de lieu et d'action, profondeur psychologique, je gage que ces mots reviennent plus souvent qu'ils ne pensent sous la plume des critiques les plus acharnés à limiter jalousement son domaine à celui des reportages filmés et des histoires policières. Qui sait? Si l'un d'entre eux s'avisait de relire
La Pratique du théâtre de l'abbé d'Aubignac, peut-être y trouverait-il la figure exacte de ses aspirations. Soyons les Boileau d'un art trop jeune pour redouter les La Harpe. Mais soyons-le sans crainte.

Que les esprits inquiets se rassurent. Au cinéma, le classicisme n'est pas par derrière, mais en avant.



Éric Rohmer, L'âge classique du cinéma, Combat, 15 de junho de 1949

(sobre O Raio Verde; sobre A Árvore, o Prefeito e a Mediateca)

quinta-feira, 3 de dezembro de 2009

EDWARD LUDWIG

Rome est superbe à bien des égards. Ce mois-ci, outre ses habitantes farouches aux genoux bruns sous les robes vives, outre ses palais couleur de melon, ses contes des mille et une fontaines recouvrant d'un murmure éternel de jardin les lauriers et les cèdres, on peut voir deux films inattendus, sauvages, qui laissent comme une empreinte de serres derrière eux. Il s'agit de The Fabulous Texan et du Réveil de la sorcière rouge, d'Edward Ludwig. Nous connaissions déjà, et aimions, Sangaree, La Femme du hasard, Le Trésor des Caraïbes et surtout Jivaro, où un couple de dieux, Rhonda Fleming et Fernando Lamas, approchaient du bonheur avec l'aisance lente des barques. Il y a dans ces films héroïques une respiration tranquille, forte et d'une rare liberté au sein même des crises et des éclats. L'ellipse foudroyante et de longs silences mûrissant l'événement y tissent la trame d'une durée narrative en même temps que de réalité brute, où l'une et l'autre se complètent et se confondent. Il faut avoir vu John Carroll, dans l'eau jusqu'à mi-cuisses[1], mourir comme un sanglier après un dernier coup de boutoir fatal aussi au chasseur. Et de même, l'agonie de John Wayne dans son scaphandre empli d'eau[2], pendant que la mer engloutit plus profondément pour la seconde fois le vaisseau chargé d'or, extraordinaire naufrage sous la mer. Deux scènes qui sont un balancement de l'événement entre une position de rupture et une position d'équilibre, horlogerie savamment composée de silences au bout desquels le moindre craquement retentit comme le tonnerre.

Ces films à budget peu élevé donnent une impression de luxuriance: profusion de sentiments, d'événements, de lieux, brassés avec une maîtrisse de vieux conteur sous laquelle perce comme une inquiétude révélée par éclairs, moments aigus, lacération d'un visage ou d'un corps, qui confèrent une dimension différente à des oeuvres en apparence comparables à celles de Walsh ou de Dwan. Nous voudrions ici attirer l'attention sur un cinéaste presque totalement inconnu, et dont le petit nombre de films que nous avons eu la chance de voir justifient, chose peu commune, que pour s'enfermer dans une salle obscure, l'on quitte Rome et le soleil un instant.

1. Dans The Fabulous Texan.
2. Dans Le Réveil de la sorcière rouge.

MICHEL MOURLET

domingo, 22 de novembro de 2009

I cento cavalieri e Europa '51 poderiam muito bem se chamar Todo Pensamento Emite um Lance de Dados.

terça-feira, 10 de novembro de 2009

CINQ POINTS DE RUPTURE



« Puisqu'elle est trangressive, toute aberration doit être tenue, à l'inverse, comme émergence possible d'un autre système »
(Ricardou - « L'Or du Scarabée »).

« The Shooting », « L'Ouragan de la vengeance » dérivent d'un genre, le Western, ensemble de formes rythmiques codées promotrices d'une efficacité qui parle, tout en la refoulant, l'artificialité d'un mythe, dès lors vraisemblable, « naturel ». Ce code est régisseur de distributions constantes, entérinées par une longue complicité du tandem spectateur-créateur: le couple manichéiste Bien-Mal réparti selon les règles du jeu capitaliste.

C'est cette statique qui est remise en cause par Monte Hellman, donc l'idéologie qu'elle sous-tend consciemment ou non. Il n'est sans doute ni le premier ni le seul à procéder ainsi. Quoiqu'il en soit, cette crise, sinon l'annonce d'une véritable mutation, est en tout cas le symptôme d'une rupture.

Ce retournement n'est en rien un quelconque pastiche de genre (Mekas, ou « Spaghetti western ») qui, tout en l'inversant, participe du système qu'il distancie. Le changement d'axes opéré ici est lié au contraire à un changement d'écriture radical, qui touche en premier lieu aux fonctions de la durée. La notion de « réalisme » n'en est pas pour autant intentionnellement mise en cause (continuité - homogénéité apparente du temps; continuité des personnages par leurs motivations). Elle semble plutôt rectifiée; réimposée souverainement, purifiée des techniques instituant le western standard.

1) Le temps. Forcené. Bloc sans failles, lisse et continu. Lenteur accumulée jusqu'à l'éblouissement. Ni à-coups dramatiques, ni ruptures de tempo, ni répartition des plans en vue d'une efficience.

A l'opposé, cette persistance fascinée paraît se reproduire sans intervention d'aucune sorte, absolument seule à partir d'un centre incertain qui la diffuse et fait surgir en creux l'élan, obstiné comme elle, des motifs sur l'image. Après un quart d'heure, vingt minutes, de projection, l'espace devenu secondaire, perd de sa matérialité, de sa définition. L'image étant désormais moins une configuration déterminée que le lieu de cette force, là, sous elle, qui l'aligne. Le film, miné par cette pulsion « quelque part en dessous », par cet immense silence progressivement tendu, substitué à sa composition, perd toute stabilité et verse très vite, pour peu qu'on s'y laisse emporter, dans l'hallucinatoire.

Frustré de la stupéfaction calculée du western traditionnel, le lecteur reste libre, même déçu, irrité par ce temps qui casse le discours convenu. Il vit désormais une durée analogue à celle, lancinante, de son pouls, passivement éprouvée. Ainsi deux effets:

Le « réalisme » des deux films, après sublimation des procédés de tradition, échappe à toute pertinence. Le temps filmique, par excès de statisme, finit par indiquer son existence propre, et jusqu'à l'asphyxie.

Mais surtout ce langage neuf fait ressortir, par différence, la syntaxe institutionnelle du western et par contrecoup, parce que c'est la même chose, du film hollywoodien. Le code de naguère se démasquant - sinon s'explicitant - lorsque ses thèmes sont décodés à travers une nouvelle grille.

2) Le lieu. De ce fait, inévitable, un type original de lieu, sans rapport avec les images du western d'Epinal. Une enceinte synthétique, d'indétermination croissante, non pas signalée comme réalité artificielle mais déjà considérée comme contour arbitraire.

Des montagnes, le soleil, une cahute, des pistes, tout cela sans dénomination (celles-ci, conservées lorsque absolument nécessaires au récit, prennent de par la pénurie de signes, une dimension quasi mythique). Lieux du Tout et du Rien, fondamentaux, et qui se refusent à toute perspective anecdotique. Centres de réception flous où le mythe révèle à la fois la rigueur de son armature et l'imprécision de ses données.

3) Personnages. Les personnages de « The Shooting », de « L'Ouragan de la vengeance » parcourent un tracé, suivent une direction, dont les pulsions ne sont jamais justifiées - formulées par des motivations, morales ou autres. Les personnages, ces figures d'ombre qu'ils dessinent, vont on ne sait où, viennent d'on ne sait où, s'arrêtent on ne sait pourquoi, un point c'est tout.

Ce qui est révélé ici, c'est moins le sens de leurs conduites que, là encore, la force, point central et vecteur, « abstraction sensible », forces diversifiées, combinées en jeux multiples (par exemple sexualité - entre Millie Perkins et les trois hommes dans « The Shooting »; ou fuite en avant perpétuelle dans le temps, incontrôlable, dans « L'Ouragan de la vengeance »). Forces en tout cas qui, contrairement à la « mise en scène » toujours productrice d'une symbolique de « caractères » (et l'on sait aujourd'hui à quel type de culture appartiennent ces dénominations), sont à lire dans leur litteralité stricte de mouvements. Blocs compacts et totalisants, centres à la fois vides et pleins, personnels et impersonnels des corps. Profondeur sourde, informulée (avant la formulation) établie textuellement et matériellement, sans « mystères », sur l'écran.

4) Lecture. Le western, traditionnellement, animait des figures de base (cow-boy, tueur à gages, sheriff) à la crédibilité fondée sur une personnalisation psychologique complémentaire (anecdote, antécédents sociaux, etc.), dispensée par le dialogue et la « mise en scène ». Personnalisation situant le personnage filmique nettement en dehors; à l'extérieur de la réalité du lecteur.

Hellman, au contraire, conserve les figures de base, sinon leurs définitions complémentaires, complaisamment estompées. Un dialogue énigmatique, vide de signes. Une gestuelle fonctionnelle sans « expressivité ». L'un comme l'autre laissant ouvertes les grandes structures qui, par contre-coup, changent les perspectives de la lecture. Aucune différence d'ordre biographique n'empêchant plus l'identification, le lecteur n'est ainsi plus maintenu à l'extérieur, il pénètre dans le film, le vit en même temps qu'il se vit, s'y incarne en échos à la fois proches et lointains, familiers mais toutefois dissemblables, opaques et, cependant, clairs.

5) Le tout. Alors que, dès qu'il se parle selon une caractérisation individualisante et typique, le personnage capte la totalité de l'attention sur l'écran, en s'imposant comme plan unique et « normal » de lecture, il suffit au contraire que toute énonciation psychologique lui soit refusée pour qu'il revienne au niveau du « reste » - accessoires, paysages - et dépasse en la brisant définitivement cette stratégie perceptive alors révélée comme telle. Ainsi en est-il dans les deux films de Monte Hellman où l'acteur n'est plus qu'un poids, questionnant et mouvant en direction, une force parmi d'autres forces, à la fois spécifique et englobée.

Sébastien ROULET

Cahiers du Cinéma n° 205, outubro 1968, pp. 57-58

domingo, 8 de novembro de 2009

LES QUATRE RÈGNES

Puisqu'il s'agit du sujet profond de Two Weeks in Another Town, parlons cinéma. « Tout grand film est un documentaire », écrivait Eric Rohmer. Il entendait par là qu'une oeuvre ne puise sa force que dans la vérité de la description des personnages et du milieu: qu'elle doit nous renseigner parfaitement sur le fonctionnement de celui-ci pour nous apprendre tout sur ceux-là. Le dernier film de Minnelli répond à cette exigence: il peint fidèlement le désarroi de la faune hollywoodienne, arrachée à son cadre naturel, qui doit se plier aux dures lois de l'évolution économique et cherche à maintenir, dans un décor tout autre (« in another town ») une façon de vivre, de sentir, de rêver, ainsi que de concevoir et de réaliser ces films dont elle ne peut, pour son malheur et son aliénation, se détacher. Two Weeks est à la fois un témoignage sur un phénomène très actuel du cinéma américain (cf. notre récent numéro), et sa critique.

Mais il y a plus. Le terme de documentaire évoque immédiatement ces films qui enregistrent objectivement le processus de la vie: vie inorganique des minéraux, organique des vegétaux, animaux, hommes; et aussi cette « vie » mécanique des machines, fabrications humaines. Importe donc, ici, l'idée de transformation de passage d'un état A à un état B, en un mot, d'évolution. La notion d'évolution (bien mieux que celle de mouvement, trop floue, nullement spécifique - la danse - et cause de nombreuses aberrations: cinéma « pur », cinéma-montage) me semble répondre à la nature fondamentale du cinéma. Car, de quelque façon qu'on envisage ce dernier, on ne lui voit qu'un seul objet: la vie. La capter à sa source, trahir son frémissement, en suivre le cours, la saisir au moment de son expiration, telle est la noble et unique mission du documentaire. Elle exige le respect, l'humilité, la compréhension intime et quasi amoureuse de la chose regardée. Elle condamne toutes les spéculations de la chose regardante - l'homme tripatouillant la caméra et la pellicule, et faisant écran à l'écran - qui nient l'Autre pour mieux s'affirmer à ses dépens. Reste, donc, que documentaire et cinéma ne font qu'un.

Où arrivons-nous? A cette constatation: un grand film, fût-il du domaine de la plus pure fiction, ne peut se passer de cet aspect documentaire inhérent à l'art cinématographique. Je dis inhérent, car la solidité documentaire (vérifiée diversement par les sciences) d'oeuvres telles « L'Odyssée », la Bible, les romans de la Table Ronde, ou même « Les Mille et une nuits » et « Don Quichotte » - c'est à dessein que je ne cite que des oeuvres aux héros et actions mythiques - est le plus sûr garant de leur retentissement universel, donc de leur vérité, si l'universalité peut être considérée comme meilleur critère d'une valeur esthétique. Mais qui ne voit pourtant la différence? La littérature, qui doit décrire le réel, transpose pour mieux la restituer, et force l'artiste à inventer la métaphore (cf. « Le Celluloïd et le marbre », d'Eric Rohmer). Le cinéma, lui, enregistre le réel qu'on lui offre à regarder, mais contraint alors l'artiste à se soumettre tout à fait à la chose elle-même et à son devenir: de lui, elle exige simplement qu'il retrouve, d'une façon immédiate et intuitive, la sève qui a formé l'écorce. Le miracle du cinéma, c'est que la caméra filme ce courant mystérieux, ce mouvement intérieur qui a mené la chose à son apparence, à son écorce, dans le temps même où cette écorce semblait constituer une limite infranchissable à l'investigation.

Conséquence: filmer l'homme objectivement implique que le cinéaste saisisse simultanément toutes les étapes de l'évolution jusqu'à l'homme. Tout grand film est d'autant plus un documentaire qu'il est, ensemble, tous les documentaires possibles. Two Weeks le prouve. D'abord, un documentaire sur l'homme. A la fois sur la vie d'une société (qui se reflète dans celle d'un groupe particulier, peint justement dans ses particularités), et sur la vie de la machine sociale, son fonctionnement, sa mécanique, et l'oeuvre que, par le travail, elle contraint l'homme, en lutte avec elle, à produire.

Mais, aussi, documentaire animal, tant il est vrai que tout, dans le comportement physique de l'homme, cet animal supérieur (et cette sorte de documentaire ne peut qu'être concerné par ce comportement physique), ressortit à l'animal. (Tellement qu'il n'est point de grand film à notre connaissance qui ne se puisse transposer tout à fait dans le règne animal). Voyez Two Weeks: depuis le vieux lion déchu qu'est Edward G. Robinson, ou la lionne furieuse, sa femme, en passant par la souple beauté de la panthère qui prend plaisir à déchirer (Cyd Charisse), tous, dans cette jungle, luttent pour conserver intacte leur parcelle de pouvoir, de territoire. Il s'agit bien, en effet, dans le regards, les attitudes, les gestes, les élans et les guets des personnages, de réactions animales. Que la notion de territoire se révèle en fin de compte chimérique et illusoire participe alors du côté supérieur de l'homme: c'est son drame. L'homme, par le biais ici du héros, doit apprendre à accepter son évolution (et l'évolution), donc de se détacher de toutes les étapes antérieures, la plus proche en particulier, l'animale, caractérisée par la volonté de conquête et de possession.

Transposition aussi dans le domaine végétal: les phénomènes de la vie des plantes trouvent leur correspondance en l'homme (en dehors de ce qu'on nomme la vie « végétative »): dans le domaine de l'affectivité. Une affectivité qui, chez Minnelli, dépend du milieu et se nourrit de lui: voyez simplement tous ces êtres déracinés d'Hollywood chercher à demeurer enracinés dans le milieu du cinéma.

Enfin, il semble à peine utile de montrer, tant le décor comme projection des personnages a d'importance ici, comment le documentaire portera aussi sur le côté minéral de l'homme, plomb ou or, acier ou bois pourri. Que les personnages de Two Weeks préfèrent l'inconsistance de leur décor « de cinéma », toiles peintes et carton-pâte, à la pierre somptueusement baroque de la Ville Eternelle (ce baroque étant montré par Minnelli comme le dernier stade d'évolution de cette pierre: son éclatement, image même du violent mouvement intérieur qui agite les personnages), manifeste assez leur faiblesse, apparemment masqueée par leur cruauté: ils ne s'appuient ainsi désespérément que sur un monde imaginaire, sans assises.

Il arrive nécessairement que, parvenu au sommet de sa propre évolution, l'artiste cesse de condenser temporellement ces diverses étapes de l'évolution, pour les étaler dans l'espace. Les quatre règnes se côtoient alors, l'homme y évoluant (Tabu, Hatari!, Le Fleuve), ou apprenant à y évoluer (Le Tigre d'Eschnapur, Sansho Dayu, Home From the Hill) harmonieusement, assumant enfin cette supériorité qui lui est si difficile au départ. Ainsi se trouve abordé le problème temporel de l'évolution: un passé surgi dans un présent, un présent qui s'enforce dans un passé (c'est le cas de Two Weeks). De leur lutte, dépend un avenir qui soit ou non libéré d'entraves et permette à l'homme de s'épanouir. Ce conflit, au niveau d'un scénario, d'un individu, engage le sort de l'humanité. S'il s'agit, pour le héros, de s'arracher à tout ce qui freine son accomplissement, il s'agit parallèlement pour la société de dénoncer une mentalité rigide qui entrave son progrès, et pour l'espèce, de se détacher enfin des espèces antérieures dont elle est issue. Ainsi Kirk Douglas, en même temps qu'il exorcise son passé, dénonce une société (aussi bien celle qui fabrique le produit cinématographique que celle qui le consomme) attachée à une conception de l'homme et de l'art périmée, et offre de la sorte, par son « sacrifice », une ouverture à l'humanité.

Il faut, à ce problème temporel de l'évolution, une solution évidemment spatiale. Le mouvement qui, au cinéma, rend, à travers le biais du trajet et de l'itinéraire, le processus de transformation des êtres et des choses évoluant sous nos yeux, se heurte toujours à la fixité. Il ne suffit pas que Kirk Douglas réintroduise le mouvement (un mouvement baroque accordé à Rome, qu'il est le seul à avoir pénétrée) dans la mise en scène du film qu'il reprend en cours de tournage pour résoudre son propre problème. Ce n'est là qu'un palliatif. Il lui faut encore remonter complètement en lui-même, aller au bout de cette fixité qui l'obsède (et dont sa femme est moins l'objet que le prétexte, la fixation); il lui faut redécouvrir sa véritable aspiration: le refus de vivre, la mort. Il y touche quand sa femme, au cours de la réunion de drogués, se faisant entraîneuse pour mieux l'entraîner, l'abandonne. Ne peut alors le libérer de son passé et de la tentation de l'immobilité que sa course folle en voiture, mouvement excessif, flux de vie par lequel le rêve pernicieux sera à son tour entraîné et détruit. Désormais maître du mouvement, il boucle son itinéraire d'Hollywood à Hollywood et fonde son devenir, avec, dans son sillage, celui des autres (le jeune acteur), qui est le nôtre.

Nul ne s'étonnera plus que ce cinéma documentaire (le seul que nous aimions), fasse alors, au-delà de ses tourments, l'éloge de la folie. Tel est le sort de l'homme aujourd'hui: s'arracher à l'acquis de l'individu, de la société, de l'espèce même, pour affronter un avenir qui ne semble tellement angoissant que parce qu'il recèle (peut-être) les plus étonnantes promesses quant à l'évolution de l'homme. Tout grand film est ce documentaire sur le courage et la grandeur de la folie, de la sagesse humaine.

Jean DOUCHET

Cahiers du Cinéma n° 154, abril 1964, pp. 65-68

quinta-feira, 5 de novembro de 2009

(...) Crônica de Anna Magdalena Bach poderia ter existido já no primeiro minuto após a criação do cinematógrafo. Talvez a verdadeira modernidade seja a eterna capacidade de recomeçar, de recuperar o impulso original de uma arte em qualquer época da sua história.

(pode-se retorquir que os Lumière e seus operadores não podiam filmar, e aliás não filmaram, a música; mas pode-se retorquir igualmente que podiam filmar, e filmaram, musicalmente, e foi o que fizeram com essa fila de camelos, como Straub fez com a vida de Bach)

quarta-feira, 4 de novembro de 2009

Até aqui o melhor Manoel da década.

sexta-feira, 30 de outubro de 2009

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