par Serge Daney
1. Il y a dans Le Départ une scène où Jean-Pierre Léaud et son complice, lui aussi garçon-coiffeur, se font passer por un maharadjah et son secrétaire. On comprend assez vite qu'il s'agit d'une supercherie (rires) mais il est difficile de ne pas croire - ne serait-ce que quelques secondes - à l'existence dudit maharadjah. Ces quelques secondes sont peut-être tout l'art de Skolimowski: un homme qui raconterait merveilleusement des histoires et qui les achèverait avec un fin sourire en moquant la crédulité de son auditoire. De quel prix serait la dérision si elle ne s'accompagnait pas d'un art au moins égal à rendre les choses « plausibles »? Ceux qui se moquent de leur propre parole doivent d'abord être de beaux parleurs. Sinon...
2. Dans Le Départ, un jeune bruxellois rêve de participer à un rallye automobile. Comme il se doit (constante skolimowskienne), une fille plus calme et plus âgée que lui devient, sans raison apparente, sa complice et sa compagne. Après une journée épuisante (discussions, marchandages, bagarres, tentative de viol, travail, rencontres, etc.), le héros loue une chambre d'hôtel. Le lendemain matin, il est réveillé, par le bruit des voitures qui passent: il ne s'est pas réveillé, il a manqué le départ. Ce qui est très fort dans cette histoire, c'est qu'à aucun moment on n'envisage cette fin alors qu'en toute logique, c'est la seule possible. Lorsqu'on arrive à la dernière scène, on se dit « bien sûr... », mais c'est trop tard. Dans Le Départ, Skolimowski a donc encore mieux dissimulé les ficelles de son histoire que dans les films précédents. Il prouve par là qu'il peut réussir à peu près n'importe quoi, par exemple un film commercial...
3. En même temps, Le Départ est un film pour rien, moins audacieux que La Barrière, moins souverain que Walkover. Il y a à cela plusieurs raisons, toutes secondaires: dialogues moins soignés (Skolimowski ne parle pas belge), photo (Kurant) un peu sale, etc. Il faut prendre ce film pour un exercice de style et y déceler les risques de l'art pour l'art. Par ailleurs, il serait malséant de raprocher à Skolimowski son trop-plein de talent. Il a le droit de faire un ou deux films sur la lancée de Walkover, vu l'importance et la beauté de ce dernier film.
4. Les personnages de Skolimowski sont d'autant plus obstinés, liés à une idée fixe, que le monde ne cesse de se dérober à leur contact. Ils ne peuvent vivre que dans l'attente d'un événement important, d'une épreuve decisive, toutes choses qui n'arrivent jamais ou qui arrivent mal. Ne subsiste qu'une frénésie d'autant plus intense qu'elle est rigoureusement entropique. Il ne saurait y avoir de point final, de leçon définitive, par contre toutes les parodies sont permises. C'est que le provisoire est la seule réalité, la seule valeur et peut-être la dernière. Certitudes fuyantes, points de repère méconnaisables (déguisés), le monde continue sur sa lancée mais quelque chose (mais quoi?) n'est pas à sa place. Ce naturel même est suspect: c'est un rêve dont le rêveur sait déjà qu'il va finir bientôt. Moments où tout est suspendu, provisoire, inachevé (dont Gombrowicz dit qu'ils sont la recherche - provisoire - de « l'immaturité »).
5. Revenons au maharadjah. Le goût de Skolimowski pour les farces, les gags, est sans doute polonais, certainement une survivance potache, à coup sûr une chose grave. Si tout film se révèle pour finir une « mystification », beaucoup de bruit pour rien et de fausse rigueur pour un réel sentiment du vide, il va de soi que chaque plan, à chaque instant, peut être « piégé ». Ainsi ce qui semblait spontané peut révéler soudain (il suffit d'un travelling avant, arrière, ou d'un zoom) son appartenance à un plan prémédité. Tout est lisible à plusieurs niveaux: on voit ainsi les irréalismes et les étrangetés de Walkover et de La Barrière devenir explicables, réalistes, en un certain sens. Le rêve et la réalité se livrent à un échange de bons procédés au terme duquel ils se ressemblent beaucoup. Qu'on pense à la séquence qui ouvre La Barrière. Qui osera dès lors se prononcer, sur quoi que ce soit?
6. Voilà le domaine de Skolimowski: convaincre en même temps du caractère évident et arbitraire du cinéma. Un plan peut appartenir, simultanément, à deux ou trois contextes possibles où il aurait un rôle différent mais plausible. Il s'agit uniquement de ne pas limiter le sens, non pas en faisant des films « insensés » mais, au contraire, en leur donnant trop de sens. Ce qui compte, c'est le dépaysement: pendant quelques secondes ne plus reconnaître le monde ou la place de Brouckère, ne plus même savoir si ce monde est fait à notre usage. Pendant une seconde douter de tout et ne pas s'habituer. On s'habitue moins vite aux choses lorsqu'elles sont à double ou triple sens. C'est ce que racontent les films (il vaut mieux s'agiter dans tous les sens que d'arriver quelque part). C'est aussi la manière dont ils sont racontés (il vaut mieux agiter tous les sens, tous les registres...). Skolimowski est l'homme qui dit: voilà un personnage, si je le filme de loin, c'est de la comédie musicale, de plus près c'est du mélodrame, d'encore plus près, c'est du cinéma-vérité. Tout est vrai. Que chacun choisisse ce qui lui convient. Moi, je choisis tout.
Cahiers du Cinéma n° 192, julho-agosto 1967
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