sexta-feira, 5 de maio de 2006

PHENOMENA de Dario Argento (1984)

Nothing is there to come
And nothing passed
But an eternal now
Does always last.


Abraham Cowley

Screw the past!

Il y a un profond malaise qui existe dans l'approche critique du cinéma de Dario Argento, et somme toute elle prend sa racine dans ce Phenomena, film qui marque pour beaucoup de ses fans le début d'une forme de décadence. Pourtant aujourd'hui encore, le cinéaste cite cette œuvre comme l'une de ses favorites. La raison d'un grand rejet par certains peut alors apparaître évidente: c'est le film d'un changement radical chez son auteur. C'est une œuvre magnifique sur la fin du cinéma d'horreur, et Argento sait sans doute déjà pertinemment qu'il ne pourra plus servir le genre comme autrefois. D'autant que le tout coïncide avec une maturité et un nouveau cheminement stylistique qui vont faire prendre à son cinéma une dimension plus résolument contemplative et expérimentale qu'analytique. Arrivé avec le très introspectif Ténèbres à une première limite de son oeuvre, la poursuite de son travail va se faire au-delà des frontières du mental et du symbolique, pour entrer dans une quête de l'invisible et de l'impalpable l'univers n'est plus clos mais devient ouvert. L'adolescence devient le corps en mutation privilégié, tandis que la sexualité et la culpabilité s'imposent comme des notions de plus en plus empruntes d'ambiguïtés. Servie par la prestation particulièrement envoûtante d'une Jennifer Connely qui sortait juste alors de chez Léone, Phenomena, par toute sa poésie, est sans doute l'un des plus beaux trips cinématographiques qui soit.

De la troisième Mater à la figure du conte

C'est sans doute pour ça que Phénomena cherche à sonner comme un film pop des années 80 pour Dario Argento, car il y a un réel désir de renouer totalement avec le public en livrant un film qui soit vu et apprécié par un grand nombre de personnes. Le travail sur la bande son, conviant de grands noms de la scènes (hard) rock et métal du moment (Iron Maiden, Motorhead, Andy Sex Gang, Bill Wyman) tient autant de l'expérimentation que d'une certaine roublardise commerciale à une bande originale compilatrice qui fasse de la publicité au film. Une technique que Don Simpson et Jerry Bruckheimer ont popularisé avec Flashdance et qui fait des émules un peu partout… Argento ne s'adresse bien sur pas au même public que les tubes FM de ces productions américaines, mais il se dit que le public jeune du cinéma d'horreur de l'époque est lié à cette musique juste en marge mais pas trop. Il est amusant de voir qu'en 1973, c'était le thème de Profondo Rosso qui était un véritable tube découlant d'un succès cinématographique. Ici Argento va chercher à créer le tube musical en amont pour lancer son film. Il se met d'ailleurs pour l'occasion à l'exercice du vidéo clip, illustrant le sublime thème de Claudio Simonetti tandis que son assistant Michele Soavi s'occupe de mettre en images The Valley de Bill Wyman.

Dario a souvent expliqué la genèse de son film par la volonté de consacrer une œuvre tournant autour des insectes, pourtant on a aussi parfois l'impression d'assister à un scénario avorté et remanié de ce qui aurait pu être le troisième volet de la trilogie des "mater", triptyque sur la sorcellerie commencé avec Suspiria et Inferno. Toutes les scènes du pensionnat et celles des larves dévoreuses de cadavres évoquent le premier film tandis que tout le final entre feu, sous terrain et séquence sous-marine renvoie aux images du second. La présence du tueur évoque quant à elle les éléments les plus giallesques du cinéma d'Argento, mais avec une lecture totalement différente de ces images instaurée par un réel changement de perspective. Phenomena tient en effet du conte de fée où Jennifer incarne une sorte d'Alice au pays des Horreurs, personnage innocent qui se voit par ses facultés paranormales projeté dans l'envers inquiétant de la surface des choses. Comme Alice, Jennifer est un personnage qui va résolument de l'avant, traversant presque les obstacles comme s'il ne pouvait en être autrement. Phenomena est un film tout entier tourné sur cette idée de déambuler vers l'inconnu, de l'inquiétude naît la beauté. On retrouve dans la structure d'autres références comme celles clairement affichées dès la scène d'ouverture, illustrant une jeune fille seule dans les bois déambulant jusqu'au chalet qui figure le repère du monstre. Phenomena s'avère ainsi une variation toute personnelle sur la peur du loup, et plus encore sur celle des parents qui abandonnent et font du mal à leurs enfants.

Décomposition de la famille, vieillesse et corps adolescents: une nouvelle approche des personnages

"Il me semble que la famille représente l'origine du mal dans notre société. Phenomena me permet de disserter de nouveau sur cette idée (…) Il suffit de voir la manière dont je traite les personnages interprétés par ma fille et par mon ex-femme pour comprendre à quel point mon film est oedipien: la mère et la fille y sont mises à rude épreuve! Il en va de même pour la fête de Noël: j'aimais beaucoup l'idée que ce symbole de réjouissances familiales soit, pour Jennifer, subi comme étant le jour du départ de sa mère. Tout le monde trouve que Noël est forcément beau et gai or ce n'est pas toujours la réalité." (1)

Dans Profondo Rosso, Dario Argento faisait déjà de la famille l'élément traumatique initial au travers d'un enfant assistant à l'assassinat de son père par sa propre mère. Noël était également au rendez-vous, puisque tout ce tableau se déroulait en face du sacro saint sapin… La représentation était alors pleine de distanciation, et c'est avec un évident plaisir sardonique que le cinéaste mettait en scène cette véritable gravure d'horreur. La Révolution pour Argento va commencer dans la revisitation de cette scène au sein de Phenomena.

Car si famille il y a, c'est de famille décomposée qu'il s'agit cette fois-ci. Argento au moment du tournage du film est en train de vivre la fin de son mariage avec l'actrice Daria Niccolodi, laquelle se retrouve étrangement ici dans le rôle obscure de Mme Bruckner, loin de l'image d'innocence et de vieille fille qu'elle tenait précédemment devant la caméra de son époux (image qu'elle reprend pendant 80 minutes dans ce film pour mieux leurrer le spectateur). Au moment où sa famille explose, le réalisateur choisit de se pencher sur les représentations de rapports très troubles et ambigus entre les parents et leurs enfants. La scène d'ouverture peut apparaître comme le simple meurtre d'une jeune fille, il résonne aussi en parallèle comme une image d'infanticide, car l'actrice utilisée est la propre fille du cinéaste, Fiore Argento.

Né d'un viol, Patau, l'enfant monstrueux et difforme, possède la voix d'enfant d'Asia Argento, l'autre fille du cinéaste, et incarne cette progéniture qui crée un sentiment ambivalent chez la mère, qui la hait mais la protège tout autant, car c'est comme un accouchement de son propre contact avec le monstrueux, sa propre folie qu'elle cherche à étouffer ("Cet enfant me préoccupe beaucoup, sa naissance a bouleversé ma vie. Je me dis parfois qu'il va me rendre folle" dit-elle ainsi à Jennifer). Prévu comme un véritable ogre au départ dans le scénario original, le père de Patau n'est dans le film plus entraperçu qu'à peine au détour d'un plan, justement pour renforcer ce dualisme entre la mère et le fils qui est le dualisme parents/enfants. Un affrontement et une haine se traduisent également à travers tout ce que peut représenter le pensionnat où Jennifer est enfermée, son caractère oppressant et rigide, proche de la prison voire de l'hôpital psychiatrique, lorsque notre héroïne doit y subir plusieurs tests sur sa santé mentale.

En tuant sa fille Fiore à l'écran, Argento a fait du thème trouble de la famille quelque chose qui se rattache directement à lui, le créateur. L'assassin de Ténèbres était un auteur de romans policier et une projection du cinéaste Argento lui-même. Ce film était un tournant, car son aboutissement marquait la fin du regard distant et extérieur du cinéaste sur ses personnages, en faisant de lui-même sa propre source psychanalytique. Phenomena, comme étape suivante, intègre le propre environnement familial d'Argento pour signifier que nous sommes clairement dans une œuvre qui touche plus directement à l'intime, à des tourments personnels. C'est sans doute pour ça que pour la première fois, les personnages prennent une réelle épaisseur, une dimension qu'ils n'avaient pas auparavant. Ici Argento se montre particulièrement plus enclin à ce que nous éprouvions de la compassion pour eux, ils ne sont plus seulement que des figures théoriques. Les quelques éléments encore théoriques sont ceux qui donnent les clés pour comprendre le procédé d'une œuvre qui devient beaucoup plus personnelle: si Fiore est tuée par son père cinéaste, c'est aussi pour la remplacer par son double de cinéma Jennifer Corvino, une autre fille de célébrité obligée de regarder en boucle les films de son père. Ici, le motif de création prend la forme d'une recherche à partir des propres tourments de l'artiste. Le cinéma y devient une forme de fuite où l'on affronte l'inconnu pour traquer sa nature… Le tout tenant moins de l'exorcisme que de l'exploration d'un nouveau territoire.

De la même manière, le fait que tout Phenomena prenne pour motif les insectes, cherchant presque à leur offrir une âme, est une sorte de regard que le Argento aux tendances entomologistes d'autrefois porte sur lui-même en 1984. John McGregor (Donald Pleasance) exerce directement ce métier, et le voir en chaise roulante emprunt de cette humanité, avant de se faire assassiner, c'est aussi observer ce changement de conception chez l'artiste, plus humaine et ouverte. McGregor lui-même exprime sa conception de la recherche scientifique qui n'est pas loin de ce que le réalisateur recherche désormais à tout prix: "C'est nouveau. Pour un savant c'est là l'essence de la découverte. J'ai découvert tellement de choses que mes collègues jugeaient absurdes". Le personnage de Pleasance nous touche aussi car il incarne une sorte d'artisan vieillissant, un homme d'autrefois qui ne semble plus en phase avec le reste de la société: "Je comprends ce que c'est qu'être différent et tout ce qui va avec: pitié, ironie, répugnance, irritation… On peut vous emmener à vous haïr". Le fait est qu'en cherchant un peu à être à la mode avec ce film, Argento finalement s'identifie beaucoup à la philosophie de son personnage. John McGregor, c'est aussi un peu tout ce cinéma de genre qui est en train de disparaître, et on ne peut s'empêcher de ressentir une certaine mélancolie dans ses apparitions sous les traits d'un grand acteur de l'Histoire de ce cinéma.

Finie la ritournelle enfantine des Goblin pour illustrer l'enfant traumatisé avec une pointe d'ironie, place désormais à une émotion plus premier degré avec la scène du monologue sur le soir de Noël. Cette fois Argento (comme dans beaucoup d'autres scènes dialoguées de son film, qui sont particulièrement réussies) laisse les mots, la musique et son actrice s'exprimer. Noël c'est le soir de l'abandon de la mère, de la destruction de la famille (on notera que ce long monologue dépressif sur la fête de fin d'année arrive sur les écrans la même année que celui de Phoebe Cates dans Gremlins). Cette scène reste encore aujourd'hui l'une des plus touchantes du réalisateur. Avec le professeur McGrégor et Sophie, Argento montre d'autre part que Jennifer se crée une famille bien plus présente, une famille de cœur, plus seine que celle du sang et de la naissance, car empreinte de liberté. Parallèlement, on constatera que le cinéaste attache beaucoup d'importance à souligner l'aspect virginal de son héroïne, tout en lui conférant une imagerie mêlée tout à la fois de douceur et d'érotisme. La blancheur des robes et chemises de nuit se mesure au moindre espace de peau sublimé. C'est un regard qui porte déjà en ses germes l'ambiguïté de la trilogie d'Asia, mais le corps et la psyché préadolescente semblent réellement fasciner le cinéaste. Ainsi, la très réussie scène de vomissement préfigure aisément l'anorexie dans Trauma.

Déambulations cinématographiques

On ne sait jusqu'où c'est vrai selon les sources, mais la célèbre ouverture de Il Etait une fois dans l'Ouest avec son étirement temporel et le gag de la mouche a souvent été attribué comme provenant de l'esprit du co-scénariste Dario Argento. En tout cas, le cinéaste aime les espaces déserts, souvent de grands espaces urbains d'ailleurs qu'il se plait à vider pour les rendre le plus abstrait possible, revendiquant assez souvent une influence à ce niveau de Michelangelo Antonioni. De même que la filiation de Fritz Lang se fait ressentir lorsqu'il s'agit de composer un univers étouffant jusque dans les intérieurs. Dans tous les cas, le décor est clos, c'est une cage souvent mentale dans laquelle se déroule toute une série d'évènements signifiants et implacables. Tout y fonctionne par l'existence de la caméra comme personnage principal à part entière qui, par ses figures de style et ses idées visuelles, élabore le discours et définit les frontières de l'univers.

Qu'en est-il de la cage dans Phenomena? On a le sentiment que Dario Argento s'est refusé à lui donner des limites, mieux: cela sonne un peu comme si lui-même avait aussi choisi de s'y perdre et de s'y abandonner. On passe dans un versant clairement expérimental. Le cinéaste est comme ses personnages dans une logique de recherche et de déambulation, à l'intérieur d'un espace ouvert.

D'une manière générale, le film tourne autour d'un mouvement de composition général, une forme de musicalité illustrée d'emblée par la scène d'ouverture qui apparaît alors comme le tempo donné à tout le reste du métrage. Comme on passe de la basse minimaliste de Bill Wyman à un Hard Rock plus déchaîné, des plans élégants (dont certains avec usage de steadycam) illustrent d'une manière parfois très kubrickienne la jeune touriste s'engouffrant dans les chemins sinueux de la forêt. Puis une fois qu'on a pénétré dans le chalet, Argento laisse place à un montage nettement plus découpé, où une sorte de sauvagerie bestiale s'exprime avec beaucoup de violence. La Furie amplifiée succède à une rythmique lancinante et contemplative qui doit susciter le malaise. Nous ne sommes plus dans une logique de tableaux de peintre de cinéma, mais dans un travail qui tient plus de la sculpture au sein de la temporalité, intensité et rythmique des divers blocs d'images (pour reprendre l'image chère à Tarkovski). L'errance aboutit à une horreur absolue, à laquelle succède à nouveau une errance continuelle de la nature. Ainsi le plan de la décapitation dans la cascade d'eau étouffe le paroxysme de violence par une sorte d'ordre de la nature qui reprendrait, à chaque fois, ses droits…

Ce n'est pas innocent si dans le film Jennifer souffre de somnambulisme et possède des dons télépathiques avec les insectes. Ce personnage principal encore vierge possède un esprit particulièrement ouvert à tout ce qui tient de la perception. L'âge (12/13 ans) est celui où l'on retrouve le plus de somnambulisme: c'est un peu à la préadolescence ce que l'anorexie sera à l'adolescence dans Trauma. Mais c'est aussi cinématographiquement le moyen de se projeter dans cette idée d'une errance entre le rêve et la réalité, une façon d'être dans une pureté totale de l'esprit et du mouvement, une hypnose non suggérée qui va à contrario de l'horreur absolue sur laquelle elle débouche. Lors de la toute première séquence de somnambulisme, Jennifer se retrouve par exemple confrontée à une image de meurtre particulièrement choquante, un visage sous forme d'hurlement ensanglanté qui se retrouve soudainement transpercé par une lance. Argento laisse supposer que se laisser aller à cette déambulation innocente, à demi consciente, aboutit directement au lieu d'un crime et à être témoin d'un meurtre, et de l'image "vraie", son obsession de toujours.

Les séquences de somnambulisme permettent au réalisateur plusieurs recherches graphiques pour suggérer cet état de transe onirique: on se souviendra des merveilleux très gros plans de la bouche et du regard félin de Connely au tout début de sa première crise, ou du réveil brutal illustré par un effet de décrochage très réussi. Là encore la musique est totalement le moteur de la scène et du montage. C'est intéressant de comparer ces séquences avec le vidéo-clip réalisé pour la promo du film et du morceau de Simonetti, car on se rend compte que la démarche esthétique est assez proche. En tout cas, il se succède un nombre conséquent de couloirs, portes, fenêtres, escaliers. S'abandonner c'est suivre somme toute un cheminement très linéaire, tandis que le réveil renvoie dans une désorientation totale. Là encore, c'est toute la structure du film qui rejoint cette constatation… Lorsqu'elle se réveille, Jennifer voit d'ailleurs le sol s'effondrer sous ses pieds et se retrouve suspendue dans les airs. Recueillie par deux garçons qui passent en voiture, la suite tourne à l'agressif. Il faut souligner qu'au réveil d'un comportement somnambule, le sujet se montre très souvent violent, et l'on a vu bien des cas où ce dernier peut s'en prendre à une tierce personne de manière totalement pulsionnelle.


Lorsque Jennifer est en transe, elle se projette dans une sorte d'univers parallèle qui n'est autre que la psyché à laquelle elle se connecte, la projetant dans une exploration de l'inconscient qui lui fait aboutir directement à la vérité du monde. Une porte comme il y en a plusieurs autres à l'intérieur de Phenomena: ce sont par exemples les tableaux que l'on trouve à l'intérieur du pensionnat et vers lesquels on se sent irrémédiablement projeté. Mais aussi la télévision, qui fonctionne comme une fenêtre ouverte vers la partie submergée de l'iceberg, au moyen d'images rendues abstraites et qui s'agitent à l'intérieur d'une pièce obscure, endormie. Tout ce qui concerne la communication et les réseaux est fortement mis en évidence, et il en va de même pour le téléphone qui revient de manière récurrente à l'écran, et devient ainsi un des objets phares du final, où suivre la direction du fil renvoie directement dans les entrailles qui, comme très souvent chez Dario Argento, s'avèrent le lieux des secrets.

La télépathie avec les insectes s'inscrit donc comme un motif imbriqué au sein de plusieurs autres du même type…

“I love all of you”

"Dans la Grèce antique, le papillon symbolisait l'âme, la psyché. Du grec âme, psukhê. Quel lien y a t il entre les insectes et l'âme humaine? Est-ce leur mystère complexe à tous deux?"

Ces paroles de John McGregor s'inscrivent dans l'élément le plus excitant et original du film, à savoir la supposition que par son somnambulisme, donc son échappée directe dans l'inconscient, Jennifer soit parvenue à développer un pouvoir extrasensoriel lui permettant de capter les communications télépathiques des insectes. Ce pouvoir paranormal des insectes intéresse vivement Dario Argento qui a fait plusieurs recherches sur le sujet avant de s'attaquer à son film:

"J'ai beaucoup étudié le livre du professeur Leclerc, «L'entomologie et la médecine légale», dans lequel j'ai appris que, en certains cas, on faisait appel à un entomologiste pour résoudre des affaires de meurtres. (…) (Concernant la mouche appelée «Le Grand sarcophage» que l'on voit dans le film) Il parait qu'en 1950, on a retrouvé un grand nombre de ces mouches sur les cadavres de cinq soldats italiens perdus dans le Sahara. Un entomologiste en a déduit que ces mouches avaient du parcourir 500 kilomètres afin de découvrir ces corps… car elles ne vivent qu'en bord de mer! Ce qui signifie qu'elles ont repéré les cadavres à 500 kilomètres de distance! Après cela, comment douter de la télépathie des insectes…". (2)

A travers Jennifer et la passion du professeur McGregor, Phenomena met en lumière une forme de synergie psychique entre toute les forces de la nature, tout organisme qui serait du domaine du vivant. Cette connexion directe permet aussi à l'œuvre et à Dario Argento de s'éloigner de la simple psychanalyse, atténuer le symbolisme: nous sommes dans une union totale. A travers les corbeaux dans son film suivant, Opera, mais aussi dans quelques traces présentes dans Trauma ou les rats dans Le Fantôme de l'Opéra, le cinéaste reprendra cette idée d'une connexion à une psyché universelle, une âme du vivant, un inconscient commun. Mais jamais plus il ne le fera avec autant de croyance, car se retrouvant progressivement gagné par un certain pessimisme. Sur bien des points, Argento a atteint ici son sommet dans l'expression de l'invisible, et sans doute carrément celui de sa carrière dans le parfait équilibre qu'il offre entre le nouveau et l'ancien de sa filmographie. Phenomena est loin d'être une œuvre bancale comme on l'a souvent dit, qui n'existerait que par quelques fulgurances… elle n'est pas bâtie du tout sur ce type de schéma. Argento a quelques films malades dans sa carrière, celui-ci est au contraire un film profondément généreux et cohérent qui donne de l'univers et du psychique une vision dans sa totalité. Tout tourne autour de cette déclaration d'amour centrale dans le film de Jennifer, lorsqu'elle s'exclame "I Love you, I love you all… I Love all of You" pour faire venir aux fenêtres tout un essaim de mouches.

L'insecte permet des allées et venues incessantes entre ce qui est du domaine du macro et du micro, nous révélant une manière de ressentir ce qui nous entoure tout à fait nouvelle. La beauté prend forme à partir de très gros plans sur ces petits corps qui acquièrent une dimension nouvelle (le cinéaste y oppose des plans larges qui rendent parfois l'homme aussi petit qu'une luciole ou une mouche), mais aussi sur la mise en évidence du Fohn, du nom du vent qui souffle ici comme un personnage à part entière. La lune dans le ciel et son éclairage direct et froid rejoint les nombreuses lumières artificielles du film, comme ce rayon rouge braqué par McGrégor qui dénude l'œil du mal. Enfin que dire du personnage du chimpanzé, autre expression de ce vivant indivisible? Argento le filme réellement comme un personnage capable de diverses émotions et non comme une simple bête de foire. L'image du meurtre au rasoir final par ce dernier, toute droit sortie de chez Poe et son Double assassinat dans la rue Morgue est particulièrement marquante. Concernant ce meurtre, c'est d'ailleurs sans doute l'un des plus durs filmés par Argento, composé des assauts répétés de la lame au travers du visage en gros plan de Daria Nicolodi… Le plan final sur le magnifique thème de Simonetti, qui illustre on ne peut mieux la princesse en symbiose avec la nature est une façon de réactualiser cette étreinte toujours continuelle de l'amour et de la mort.

C'est le tour de force des grands cinéastes que de nous donner à voir différemment, et Argento avec ce film offre en prime à son cinéma une nouvelle dimension plus en profondeur. En se frottant directement à ce qui se révèle être la question de l'âme, son œuvre tient désormais moins du formalisme virtuose. Le presque trop plein de lyrisme et d'hyper sensibilité de Phenomena, comme en réaction, sera poursuivi par le glacial et sombre Opera dont l'échappée finale, profondément ambiguë, a le besoin de se confronter aux décors du film précédent. Le film le plus noir de sa carrière succède au plus lumineux, deux extrêmes pour les deux sommets du nouveau Dario.

• Mot de la fin à John Carpenter...

"Je n'ai jamais vraiment compris pourquoi Dario Argento n'a pas eu la reconnaissance qu'il mérite. Un de ses films, «Phenomena», m'a profondément troublé, mis vraiment mal à l'aise. Il fait partie des rares films que je ne montrerai jamais à mes enfants. Je peux leur montrer «Suspiria» qui est très opératique. «Phenomena» est vraiment un film très difficile. Je crois que cela explique certaines choses sur cette absence de reconnaissance à l'égard de Dario Argento: quand on travaille sur ce genre d'émotions, on court le risque de troubler profondément le spectateur… donc le critique. Mais cela n'enlève rien à la beauté de ses films qui sont parfois extraordinaires." (3)

(1) Dario Argento, le maître d'œuvre de Phenomena, in L'Ecran Fantastique, n°57, Juin 1985, p.35

(2) Dario Argento, le maître d'œuvre de Phenomena, op.cit, p.36

(3) Frères Humains, entretien avec John Carpenter, in Les Cahiers du Cinéma, n°523, Avril 1998, p.41

Nenhum comentário:

Arquivo do blog