par Jacques Lourcelles
Au sein même de l'originalité spécifique à leur œuvre, la plupart des grands cinéastes ont dégagé et mis en application un précepte, une loi, un principe qui valent pour leurs films mais aussi, à des degrés divers, pour tous les films, y compris ceux qui paraissent a priori les plus éloignés des leurs.
Le suspense hitchcockien ne concerne pas seulement les films du maître mais à peu près tous les films quand ils ont quelque qualité. Chaque scène, dans un vrai film, fait attendre la suivante avec une sorte d'anxiété qui peut exister dans les sujets et les intrigues les plus paisibles et qui est indissociable du plaisir cinématographique.
Quand Dreyer, décrivant la façon dont il a organisé le décor d'une cuisine dans Ordet, parle de choix et d'épuration - notamment dans les accessoires -, cette notion de dépouillement vaut bien entendu pour la plupart des grands films qui, sans elle, perdraient toute chance d'avoir un sens, une figure propre. Suspense et dépouillement peuvent être, ailleurs que chez Hitchcock ou Dreyer, moins spectaculaires ; ils n'y sont pas moins présents.
Chez Preminger, au travers de la variété des sujets et des points de vue (variété qui l'a, un temps, privé du statut d'auteur, mais de cela les grands cinéastes se remettent beaucoup mieux en général que les petits), on décèle une lente, une tenace et constamment secrète recherche de la beauté. On pourrait même définir en Preminger le parfait dandy du cinéma, si la multiplicité de ses curiosités, passant vraiment au premier plan de son oeuvre à partir de 1954-1955, n'avait fini par donner de lui, comme une image dominante, celle d'un grand reporter, d'un romancier de la réalité, attaché surtout aux vastes sujets, aux drames et aux épopées du monde contemporain. Mais il vit dans cette variété à la fois une condition indispensable et un obstacle terriblement favorable en définitive au surgissement de la beauté qu'il recherchait.
Après avoir décrit des héroïnes rongées par leurs démons intimes et négateurs, il passa - avec d'ailleurs pas mal de sinuosités, revenant ça et là à ses premières amours, inversant les rôles et montrant, à l'occasion, des hommes d'âge mûr ravagés par les mêmes démons -, il passa aux héros positifs qu'une énergie mieux dominée amène souvent au bord du gouffre mais empêche d'y tomber. Il pensait que de cette variété seule pourrait naître à la fin une unité, non pas superficielle et fugace, mais interne, organique et pour ainsi dire inévitable qui serait, elle, dépositaire de la beauté de l'œuvre. Par ailleurs, cette variété, seule également, pourrait venir au bout du péché le plus inavoué des dandys, l'ennui, cet ennui toujours redouté et toujours combattu.
Preminger appartient à cette race d'artiste qu'on ne voit guère traiter deux fois le même sujet, dans cette lutte constante qu'il mena contre la mémoire, ses pesanteurs, sa rigidité, ses répétitions, ses menaces d'impuissance, refusant obstinément de se souvenir de ses films après qu'il les avait faits. Cela ne l'empêcha pas d'être fidèle, une fois pour toutes, à un style né de la Fox dans les années quarante et qu'il mit à l'épreuve justement, tout au long de sa carrière, par la diversité des sujets qu'il illustra : amples mouvements d'appareil à l'élégance sans égale, montage invisible, utilisation réaliste et authentique du décor, plans longs comme si chacun d'eux devaient s'étendre à la durée torale du film. Grâce à ce style enveloppant qui fait d'eux, à parts égales, des démiurges et des proies, Preminger révéla, encore plus que par les prestiges de la dramaturgie, la double nature de ses personnages : présents au monde, qu'ils veulent modifier en quelque point par l'effet d'une volonté qui ne leur laisse pas de répit ; absents du monde, ou tellement distants de lui que c'est comme s'ils n'en faisaient plus partie, ayant découvert à la fin qu'il n'y a pas de victoire possible, sauf en un retrait fulgurant dans la mort ou dans l'éternité.
Selon qu'on sera sensible à la présence ou à l'absence de ces personnages, les films de Preminger paraîtront des romans psychologiques solidement ancrés dans leur réalisme documentaire et analytique ou bien des poèmes vertigineux, presque fantastiques, abandonnés progressivement aux puissances délétères de la nuit et de l'autodestruction.
Dans les deux cas, la beauté aura surgi, non pas épisodiquement, à l'improviste, mais toujours comme la conséquence inévitable d'un contrôle forcené sur la matière, contrôle commençant à la production du film et finissant à sa présentation publicitaire sur les affiches et dans les salles (à cet égard le logo, à la Matisse, de Such Good Friends est aussi premingérien que les premiers plans et le début du commentaire off de Laura).
Faisant partie intégrante de cette beauté, il y a l'étrange respect de l'auteur pour ses créatures. Décrites dans les tréfonds de leur intimité, elles ne nous auront jamais semblé familières ; fascinantes, elles ne nous aurontjamais été proches. La distance qui nous sépare d'elles mesure le dandysme secret de Preminger : il contrôle tout, mais crée des personnages qui sont le contraire de marionnettes ; il les examine sous tous les angles pour les rendre finalement insaisissables.
Aujourd'hui où le cinéma américain a presque intégralement sombré dans une trivialité qui le rend étranger à toute recherche esthétique, le dandysme a gagné en évidence ce qu'il a perdu en secret. Et ce dandysme se révèle in fine comme une composante, infinitésimale ou basique, de tous les grands films.
sábado, 31 de março de 2007
PREMINGER AUJOURD'HUI
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