sexta-feira, 4 de janeiro de 2008

Ottobiographie

(...) Preminger hurle à tous vents: je suis un cinéaste réaliste. Boutade? Non pas. S'il tourne son film tout entier dans une petite ville du Michigan, s'il tourne à Chicago, à Londres, au Canada, à Saint-Trop', en Israël, est-ce pour jouir d'une plus grande liberté qu'à Hollywood? Est-ce pour trouver un nouveau motif de publicité qui permettra d'ailleurs de battre au passage tous les records locaux? Je crois que les raisons essentielles sont autres: d'abord la réduction du budget. Anatomy a d'ailleurs été tourné à l'incroyable vitesse de quatre minutes de film par jour. Ensuite, Otto, mobile comme sa caméra, adore les voyages. Il a besoin de changer de décor, de quitter les sunlights autrefois essentiels à son art pour pouvoir se renouveler. L'art évident mais indicible de Preminger nécessite un contact direct avec l'ordre de la raison, une prise de terre, un sujet, un cadre bien précis. Tant mieux si les contraintes réalistes s'opposent au style classique de Preminger, provoquant de part en part quelques ruptures de ton. Il y a dix ans, livré à lui-même, Preminger n'aurait pas tourné de scènes crépusculaires sans éclairage aucun, il n'aurait pas mis l'accent sur les détails de notre vie quotidienne, il aurait orienté le jeu de Lee Remick vers une fascination très artificielle, comme celui de Gene Tierney et non pas en fonction d'une optique réaliste. Ici, nous gagnons, puisque nous avons à la fois la fascination et le réalisme le plus cru.

Admirable est le réalisme de jeu des acteurs secondaires. On reproche souvent aux Cahiers de ne pas parler des acteurs. Eh bien, parlons-en! Des vingt-cinq qui figurent au générique, il n’en est pas un auquel l'on puisse faire quelque reproche. Je parle de réalisme. Mais, me répondra-t-on, presque tous les comparses du film sont typés, et Stewart lui-même est typé. Certains gestes reviennent fréquemment chez lui; il n'a jamais d'allumettes, etc. C'est que la composition n'exclut pas le réalisme, que celui-ci se situe au niveau du résultat, non de l'approche. Elle accentue la vraisemblance: la plupart des personnages qui s'expriment en public, essaient de se créer une attitude particulière. Il est intéressant de noter les répétitions forcées de ces attitudes et leurs différences d'un personnage à l'autre. Le passage derrière la barre des temoins met en évidence ces différences: Paquette, l'aide du bistro qui a l'habitude d'essuyer des verres toute la journée et qui ne veut pas parler, ne sait que faire de ses mains. Au contraire du psychiatre, le docteur Smith, très décontracté, qui essuie ses lunettes avec ce geste large et continu si fréquent chez les intellectuels américains. On remarque d'ailleurs à propos de ces personnages l’importance des apparences, du vêtement chez Preminger. O'Connell est déçu de voir un psychiatre jeune et imberbe, portant un nom bien américain plutôt que quelque nom germanique qui en eût imposé au jury. Cette philosophie du vêtement, à qui nous devons les plus belles touches humoristiques du film est la même que celle de Carlyle, auquel la firme de Preminger rend un discret hommage. Preminger, comme Carlyle demandait à tout écrivain de le faire, «looks through the shows of things, into things themselves». Mentionnons également l'étonnante complexité des rapports entre l'attorney et son aide Dancer, dans le rôle duquel George C. Scott nous offre une composition de tout premier plan.

Le personnage du vieil ivrogne qui a volé et bu une centaine de litres de whisky nous montre bien que tous ces comparses se définissent plus ou moins comme des personnages négatifs. A leur propos, gentiment, mais sûrement, Otto critique, Otto raille.

Tandis qu'au contraire, avec le personnage de Paul Biegler, Preminger propose. Il est le héros positif du film. James Stewart, sublime, trouve ici le rôle de sa vie. Il est à lui seul le sujet du film; il a l'âge, les manières, l'humour de Preminger. Et je crois qu'il faut considérer Anatomy of a murder comme une œuvre autobiographique. De Preminger, nous retrouvons l'alternance entre le sérieux et le dilettantisme, alternance qui finit par devenir identité. Si notre cinéaste, pardon, notre avocat est plus fort que tous les autres, s'il gagne la partie, n'est-ce pas parce qu'il ne prend pas son métier au sérieux, parce qu'il passe presque tout son temps à aller à la pêche, à jouer du jazz. Parce qu'il aime la bonne cuisine, parce qu'il a pour aide un vieil alcoolique aux initiatives déplacées mais combien fructueuses. Par son jeu, par sa façon d'agir, Stewart-Preminger nous montre bien cette confusion des valeurs. Il est le plus fort parce qu'il est plongé dans la vie la plus concrète.

C'est en quelque sorte une définition de l'honnête homme du vingtième siècle que Preminger nous propose. Cette définition, certains pourront la qualifier de cynique. Le machiavélique Biegler ne montre-t-il pas un brio dans la rouerie qui est assez inouï? D'autant plus inouï qu'il n'est pas souligné et que nous avons la surprise de le découvrir, à l'état naturel, sans commentaire, en même temps que le spectateur du procès. Il faut le voir couper l'interrogatoire de Laura Manion sous le fallacieux prétexte que Dancer s'interpose physiquement entre le témoin et lui. Mais la rouerie poussée à ce point dénote une intelligence trop grande pour ne pas ignorer la sensibilité. De tous les grands cinéastes, Preminger est peut-être l'un des plus cruels, l'un des plus lucides, mais certainement l'un des moins méchants. Les cyniques sont des gens comme il faut.

«Sur un sujet sérieux on retrouve ici la même volonté de mêler le plaisant autragique que dans La Grande Guerre et la même ambiguïté sur la signification d'un film, qui semble fait avant tout pour plaire et pour séduire. Sans parler des hardiesses toutes verbales qui valurent, paraît-il, quelques ennuis au réalisateur et qui se bornent à des détails scabreux et de mauvais goût, comme il s'en trouve dans tous les procès, mais qu'il ne semblait pas indispensable de reproduire in-extenso dans un film de fiction. A moins qu'il ne s'agisse, ici encore, d'une habileté et d'intentions publicitaires douteuses.» J'avoue ne point comprendre ces critiques, exprimées par Jean-Louis Tallenay dans Radio-Télévision-Cinéma. Ces intentions publicitaires, évidentes, forment partie intégrante du film en même temps qu'elles lui sont étrangères: elles moquent ceux qui se choquent ou se pâment d'entendre vingt fois répétés les mots slip, spermatogénèse, etc. Ces diverses ambiguïtés, que l'on retrouve chez Hawks et chez Hitchcock, témoignent d'un humour supérieur. Au moment où le spectateur prétend juger un film en fonction de critères superficiels et extra-cinématographiques, c'est lui-même qui est jugé par le film. Ce qui est vraiment comique est également profond et sérieux. Il ne faut pas reprocher à Preminger son habitude du double jeu. C'est le public qui crée la bassesse et ennoblit le film. Preminger, lui, est un véritable idéaliste, à l'encontre de ces faux idéalistes démagogues, marxistes ou puritains, insincères au point d'abroger de la matière de leurs œuvres tout ce qui leur est étranger. Face à cette hypocrisie qui s'est bien vite révélée stérile, puisqu'elle se fonde sur une condamnation de la réalité, au nom d'un soi-disant «bon goût» que notre temps a eu le mérite immense de sacrifier à de plus hautes valeurs, Otto Preminger nous propose l'innocence sous les apparences de la culpabilité. Au pur, tout est pur.

Luc Moullet

Cahiers du cinéma n°101 - Nov. 1959

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