par Philippe Demonsablon
La sortie d'un film de Mizoguchi, déjà ancien de surcroît, peut paraître un événement un peu mince pour justifier la publication des textes qui suivent. N'avons-nous pas eu plusieur fois, au cours des cinq dernières années, l'occasion d'exprimer notre admiration à l'égard du metteur en scène japonais, et de la voir grandir quand, trop rarement à notre gré, nous découvrions de lui une oeuvre nouvelle? A ceux d'entre nous qui n'avaient pu assister aux festivals, auxquels ses films participèrent régulièrement depuis 1952, une rétrospective de la Cinémathèque permit enfin de prendre la juste mesure d'un talent que l'on savait très grand. « Mizoguchi commence », écrivions-nous alors. Dans notre liste des « douze meilleurs films de tous les temps », Les Contes de la lune vague figurent en bonne place, et l'auteur de ces lignes n'a pas craint de leur assigner la première.
Mizoguchi commence: tout au moins dépend-il, pour le faire, du bon vouloir d'un distributeur. Trop de ses films restent encore inédits, trop même dont existent en France des copies sous-titrées depuis plusieurs années. Si l'universalité du génie est moins de s'appliquer à tout que de s'adresser à tous, alors nous avons affaire, ici, à l'oeuvre d'un génie universel. Sa voix mérite de trouver d'autre audience que celle des spécialistes, et ses accents, qui n'intéressent pas seulement le public cultivé, mais plus simplement parlent à l'homme de la plus haute idée de l'homme.
Un panoramique sur un paysage de champs et de montagnes, la brève surimpression d'un lac ensoleillé, et le panoramique continue sur un hameau, s'arrête, en plan général, sur un couple de paysans affairés au chargement d'une charrette. N'aurions-nous jamais vu d'hommes? La seule apparition de cet homme et de cette femme occupés aux gestes les plus ordinaires suffit à nous emplir d'une émotion qui ne doit rien au drame et tout à l'illumination. Dès la première minute des Contes de la lune vague, voici donc deux anonymes, deux acteurs qui ne seront peut-être que des comparses, et d'instinct nous comprenons que nous avions auparavant pu connaître des humains, mais pas encore vu l'homme avec cette intensité.
Cette force aveuglante dont Mizoguchi partage le privilège avec de très rares cinéastes réduit aux dimensions du pittoresque tant de films vantés, comme Paestum, et pour les mêmes raisons, relègue dans le décoratif tant de monuments célèbres. Quelle part en effet peut revendiquer la psychologie, quand le moindre geste renvoie à l'homme à travers l'individu, quelle part l'anecdote ou l'accident, lorsque coïncident aussi étroitement l'ampleur qui fait l'exemplaire et la précision qui fait le particulier? Entre la fadeur du romancier qui trop souvent ne sait nous séduire que par ce que ses créatures ont de plus singulier, et la sécheresse du moraliste, par ce qu'elles ont de plus général, Mizoguchi emprunte la voie royale du poète, où la vertu contemplative suppléant le va-et-vient dialectique fonde sur l'éclat des singularités la splendeur même du type et les fond l'une dans l'autre. Chacun des actes et des événements trouve ici une résonance universelle. Lorsque les bandes de soldats surgissent dans le village, nous ne voyons pas seulement un groupe de paysans en proie à la guerre, ni une représentation didactique de la guerre, mais, par un raccourci dont l'invention étonne, la figure même de toutes les guerres. Les gestes du travail, de la tendresse, de la peur et de la vanité, de la pudeur et de la noblesse, de la langueur et de l'apaisement composent devant nous la figure de l'humaine destinée. Seuls les amateurs d'exotisme peuvent s'y trouver déconcertés, ne rencontrant qu'eux-mêmes où ils voulaient le dépaysement.
Ainsi Mizoguchi nous parle des choses les plus simples et les plus familières: la vie, la mort aussi, car il n'est pas d'art de vivre où n'entre la pensée de la mort. Et il a la délicatesse d'en parler familièrement, sans pompe et sans apprêt. C'est le plus naturellement du monde qu'il fait venir à nous les choses, comme d'elles-mêmes: ce secret retrouvé des maîtres livres, nous pouvons le lire dans chaque image de ses films et ce n'est pas la moindre raison pour laquelle Les Contes de la lune vague font penser à l'Odyssée. Dans l'un et l'autre chef-d'oeuvre, une civilisation fière de son raffinement s'attarde à noter le poli d'une surface, la texture d'un tissu, le goût d'une boisson - mais toujours pour nous renvoyer à l'homme. Quel que soit le luxe du décor ou l'intensité du drame, l'haleine vient y dire la température de l'air ou le timbre de sa voix, sa densité.
Mais il y a plus: oeuvre à hauteur d'homme, c'est l'homme idéal dont ces Contes dessinent la figure, sur le schéma éternel de l'itinéraire. Cette vie employée à découvrir un art de vivre, combien de fables ne nous ont-elles pas invité à en suivre le cheminement, dont le détail importe moins que le terme, puisqu'il s'agit seulement de traverser les apparences et, plein d'usage et raison, de savoir-vivre selon la vérité. Ainsi fait le potier modelant le même vase pour l'amener à plus de perfection, ainsi Mizoguchi lui-même redisant la même histoire, modestement (« ce n'est là qu'une distraction: mais ce sont mes enfants, et je les aime »), mais la seule histoire qui compte, celle qu'ont dite aussi Murnau et Rossellini, de l'homme parvenant à l'acquiescement et, par lui, à l'unité. Modestement: que d'elle-même l'impératrice Yang Kwei Fei se rende à son supplice, qu'au leur soient conduits, sereins, les amants célébrés par Chikamatsu, qu'une vieille mendiante à la voix cassée chante auprès du palais de son fils, tout cela ne va-t-il pas de soi et pourquoi y ajouter l'émotion que les protagonistes ont mis leur étude à maîtriser? « Miyagi, pourquoi es-tu morte? » interroge le potier moins chanceux qu'Ulysse après son long voyage. Mais la question posée porte en soi sa réponse, si la mort n'est qu'un passage: ici, l'argile rouge du Cimetière marin est celle-là même que façonne le potier, celle que labourent les paysans au milieu des tombeaux...
Acquiescement, réconciliation: tout dans l'oeuvre de Mizoguchi, et particulièrement dans ce film-somme que sont les Contes de la lune vague, nous parle de l'unité. Oui, l'accumulation de leurs aventures nous fait prendre aux personnages d'autre intérêt que de compassion. Et si fable il y a, même profuse, ce n'est pas vers l'absurde répétition du mouvement perpétuel qu'elle oriente nos pensées. Le mouvement tend à sa propre extinction, s'ordonnant autour de l'idée d'un équilibre qui peut échapper au mouvement au lieu qu'être fondé sur lui: s'attacher à cela qui demeure, c'est sortir aussi de l'enfer dialectique. Et certes, il est tentant de discerner le reflet des philosophes grecs dans ce qui porte manifestement l'empreinte de la pensée boudhique; est-ce là Parménide mis en scène ou plutôt le sermon de Bénarès? Qu'importe si la mise en scène prête à l'un et l'autre un lustre nouveau: la pensée nourrit l'artiste, mais il le lui rend bien. Si les films de Bergman sont avant tout méditation sur l'homme et ceux de Preminger avant tout méditation sur la mise en scène, les films de Mizoguchi sont méditation sur l'homme, posée en termes de mise en scène. Qu'est-ce que l'homme? Mais aussi, qu'est-ce que la mise en scène? Ici les deux questions nous apparaissent si indissolublement liées que répondre à l'une est aussi répondre à l'autre. Pas un plan des Contes de la lune vague ne dément la beauté de l'ouverture, pas un n'est inférieur à l'ambition qui s'y lit: parvenir par les mouvements les plus concertés à effacer l'artifice par la splendeur du vrai. Car cet art raffiné ne raffine jamais sur ses propres prestiges, évitant ainsi les pièges grossiers de la préciosité. Au nombre il oppose la qualité, au rythme l'harmonie. Un seul propos définit sa recherche; rendre une note si pure et soutenue que la plus infime variation en devienne expressive. Un art, disait Jacques Rivette, de la modulation.
Philippe DEMONSABLON.
Cahiers du Cinéma nº 95, maio 1959, p. 1-3
quarta-feira, 23 de fevereiro de 2011
LA SPLENDEUR DU VRAI
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