« TOURNEUR, ENTRE LA TERREUR ET L’EMERVEILLEMENT »
par Michael H. Wilson
Comment dire la beauté des films de Jacques Tourneur à qui n’a pas encore éprouvé leur pouvoir d’envoûtement ? Ce sont des films discrets, qui nous parlent sur le ton de la confidence. Ils conservent pourtant un éclat hypnotique longtemps après que leurs péripéties se sont estompées dans nos mémoires. Peut-être parce que l’ambition secrète du conteur était immense : nous prendre par la main et nous conduire sur le seuil de l’outre-monde. Aux limites de l’indicible. Ce qu’il attendait de son art : rien moins que de suggérer l’invisible.
Né et mort en France, nourri de culture française, Tourneur a fait l’essentiel de sa carrière aux États-Unis. Mais son oeuvre est trop fascinée par l’inconnu et l’ambiguïté pour ne pas déborder les deux cultures. Elle bat en brèche la tradition cartésienne : le réel est bien trop complexe pour être appréhendé et à plus forte raison expliqué rationnellement. Et elle fait fi du moralisme anglo-saxon : l’évaluation morale des actes est si aléatoire qu’elle décourage tout manichéisme. S’il y a une vérité, elle se dérobe dans une frange de clair-obscur où se déploient toutes les irisations du prisme.
La carrière du cinéaste témoigne à sa façon des voies capricieuses du destin : une carrière erratique, toute en méandres, scandée par des allers et retours entre l’Europe et les États-Unis, et qui après plusieurs faux départs, ne prend son essor qu’avec le défi, magistralement assumé, de « Cat People ». Des beaux jours de la RKO aux désillusions de la production indépendante, elle va connaître l’apogée et la déliquescence du studio system.
Son oeuvre nous donne, avant tout, une leçon d’humilité : le visible n’est qu’une infime partie de l’univers. Au-delà des apparences, il est des mondes parallèles qui ignorent nos catégories spatio-temporelles. Tourneur croyait en leur existence et à une communication possible avec eux. (La communication entre vivants lui paraissait bien plus mystérieuse.) Ses meilleurs films nous invitent à soulever un coin du voile. À sonder ce qu’un de ses personnages, le sorcier Karswell de « Night of the Demon », appelle le versant crépusculaire ou le demi-jour de la conscience.
Bien souvent, le voyageur qui se penche sur cet abîme recule et bat en retraite, ébranlé au plus profond. Qui ne serait pris de frisson ou de vertige quand il entrevoit - entrevoit seulement - une pluralité de dimensions incompréhensibles? Les esprits forts ont du mal à résister à cette commotion, toujours douloureuse. Tourneur n’aime rien tant que bousculer leurs certitudes. Les dépouiller de leurs préjugés. Leur arracher leurs dernières illusions.
Tentons d’esquisser l’itinéraire qui lui a inspiré ses plus beaux films : un individu ordinaire, arraché à son milieu et à ses habitudes par une circonstance fortuite, est précipité dans une épreuve à laquelle rien ne le prédisposait, mais au fil de laquelle il découvre un univers extra-ordinaire dont il n’avait pas soupçonné l’existence. Cet univers second peut être souterrain (films criminels) ou parallèle (films fantastiques), spirituel (Stars in My Crown) ou psychotique (The Leopard Man). Ce peut être le double ou le revers du sien, mais il en sortira marqué, retourné, humilié, sans doute plus désespéré qu’auparavant. Pour certains, il ne restera que le suicide.
Car le coeur est, lui aussi, un abîme inscrutable, parfois plus redoutable que gouffres et maelströms. Ceux qui le contemplent de trop près s’y brûlent corps et âme. Si les hommes ne peuvent comprendre leur univers, c’est qu’ils ne peuvent ni se comprendre entre eux ni se comprendre eux-mêmes. Il faut donc que la mise en scène y supplée par la composition du plan, la modulation des rapports spatiaux, la clarté de la profondeur de champ, le langage de la couleur: toutes « correspondances » qui traduisent, indirectement, et mieux que tout dialogue, émotions ou états d’âme.
Parce que le visible n’est qu’un voile, parce que les choses sont les signes d’autres réalités, la lumière, en particulier, est appelée à jouer un rôle primordial. Dramatiquement et symboliquement. C’est elle qui impose la familiarité de l’étrange ou l’étrangeté du familier. Un changement d’éclairage suffit à suggérer un pan de la surréalité qui nous entoure : le paysage connu devient source d’angoisse ; le paysage inconnu suscite l’illusion du déjà-vu ou du déjà-rêvé...
Pas un film de Tourneur où le protagoniste n’ait à actionner le commutateur électrique, à allumer une bougie, à se saisir d’une torche ou d’un flambeau... Donner de la lumière, ou l’éteindre, est un acte décisif, souvent une question de vie ou de mort.
Le cinéaste reconnaissait volontiers que c’était son « idée fixe » sur le plateau.
Mettre en scène, c’est peindre avec l’ombre et la lumière, l’une et l’autre se prêtant vie en une alchimie toujours renouvelée. Tourneur aimait que la source lumineuse soit visible dans le champ, parfois au premier plan, parfois en amorce, à la fois fidèle et fragile, banale et magique. Présence rassurante, mais aussi trompeuse puisqu’elle suscite autour d’elle des ombres plus profondes... et de nouveaux mystères.
L’ambiguïté « fantastique » en vient à contaminer tous les récits de Tourneur. Même quand l’énigme n’est pas d’ordre surnaturel, on perçoit un décalage entre les péripéties en surface et les forces obscures qui hantent la pénombre de l’arrière-plan ou du hors-cadre. Entre ce qui est contrôlé et ce qui est déchaîné. À tout instant tout peut basculer, et l’inquiétude virer à l’angoisse, voire à l’épouvante. La main de « Night of the Demon », qui se pose soudain sur la rampe de l’escalier, dans le dos de l’enquêteur, alors qu’il descend vers son rendez-vous avec la peur, pourrait être celle du cinéaste lui-même.
Ne faut-il pas s’émerveiller qu’un réalisateur aussi obligeant ait su éclairer la plupart de ses intrigues sous cet angle si particulier ? Il semble avoir hérité de Murnau, le voyant de « Nosferatu » et « Tabu », un sentiment tragique de la vie. « Il n’y a pas de beauté ici, seulement la mort et la pourriture », s’exclame le héros spleenétique de « I Walked With a Zombie », face au ciel constellé et à la mer phosphorescente. Si les poissons volants bondissent, c’est de terreur. Si l’océan scintille, c’est grâce à des myriades d’organismes en putréfaction. « Tout ce qui est bon meurt en ces lieux... même les étoiles ».
Qui croit entrevoir l’Eden doit aussitôt constater qu’il est irrémédiablement perdu.
Il y a, enfin, un mystère Tourneur. D’une remarquable modestie, il se considérait comme un menuisier : « Je faisais toujours de mon mieux avec ce que l’on me donnait, comme un ouvrier avec son morceau de bois ». Il ne se serait battu que pour une poignée de projets, comme « I Walked With a Zombie » et « Stars in My Crown ». Et pourtant, son oeuvre présente un univers singulier, des thèmes récurrents, des motifs obsessionnels. Et une écriture en pointillé, qu’il a du reste revendiquée : « Le parti-pris de suggérer l’horreur, ça c’est vraiment un apport personnel ».
Cet artisan est aussi un artiste profondément disponible. Il sait lâcher la bride à son instinct quand il aborde les genres les plus codifiés de Hollywood. Étant lui-même un spirite, il savait qu’en matière de création l’inspiration vient du subconscient : « Il se peut fort bien que vous soyez de plain pied inconsciemment avec un certain type d’histoires alors que vous pensez le contraire. Cette attitude vous oblige à être ouvert, réceptif à tous les genres, à toutes les formes de narration ».
Mieux que ses prestidigitateurs et sorciers, Tourneur mesure ses effets; il se contente de chuchoter ou de murmurer. Ses acteurs parlent à mi-voix ; il faut parfois tendre l’oreille pour suivre leurs échanges, un ton au-dessous des films ordinaires. Ce qui est proféré par le dialogue compte moins que l’intensité des silences, la suggestivité d’un effet sonore, le timbre assourdi d’une voix off. Une de ces voix auxquelles est accordé le privilège de ressusciter des charmes anciens ou de lointaines mythologies : « Oui, j’ai jadis marché avec un zombie »...
Tourneur lui-même disait n’avoir d’autre vocation que de raconter de belles histoires. Sa modestie, sa subtilité sont les vertus d’un conteur confiant en la toute-puissance de l’imagination. D’un poète qui fait la part de l’ombre et du songe. OEuvrant dans un cinéma de genres, il semble parcourir des chemins familiers, mais c’est pour mieux s’esquiver dans les sous-bois de « l’autre côté ».
À Hollywood, il fut l’un de ces « contrebandiers », peut-être le premier, qui ont sapé le récit classique de l’intérieur. Un explorateur en quête de « passages » qui ouvrent à l’esprit des perspectives inédites. Un promeneur attentif à l’inquiétante étrangeté de notre univers quotidien lorsqu’il révèle ses fractures. Et par là-même, extraordinairement solitaire tandis qu’il poursuit à l’insu de tous, protégé par son humilité même, une expérimentation qui va transformer le cinéma en profondeur.
Michael Henry Wilson
Extraits du prologue de « Jacques Tourneur ou la magie de la suggestion », à paraître aux Éditions du Centre Pompidou.
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