par Bertrand TAVERNIER
Les rétrospectives organisées par la Cinémathèque sont de dures épreuves pour les cinéastes. Les modes passagères, les engouements supperficiels y apparaissent sous leur jour le moins enviable. D'emblée, tout ce qui n'est pas enraciné, ancré dans un genre, dans une tradition précise et si possible réaliste, s'effondre et se disloque. Cukor, par exemple, qui très longtemps se borna à mettre en valeur des artifices stériles, de vaines astuces dramatiques, en prit un fameux coup. (J'ai bien peur d'ailleurs que, d'ici quelques années, Minnelli ne subisse un sort identique; ces jeux formels d'esthète, ces coloriages séduisants, mais dont la veulerie saute aux yeux dès que leur auteur les applique à un sujet plus grave, échapperont difficilement au vieillissement.)
Au contraire, les oeuvres de Walsh, Daves ou Ford n'en sortent que grandies. Leur ampleur, qualité primordiale sur laquelle il faudrait s'arrêter plus longtemps, les protège, leur permet de défier le temps: on y brasse un nombre incalculable d'idées, de péripéties, de sentiments et de passions, de paysages aussi, de peuples et de races avec cette générosité qui n'appartient qu'aux auteurs traditionnels. Cette richesse, cette vastitude les sauvent.
Certes, il est aisé d'y déceler des erreurs, des manques, avant guerre surtout, entre 32 et 39. Le cinéma américain connut là une période néfaste dominée par les comédies aseptisées à la Topper, les « véhicules » pour le clan Barrymore, les policiers guindés style Mervyn Le Roy. Les genres les plus passionants balbutiaient, le western qui se débattait désespérément dans le carton-patê, le film de guerre arrogant et tapageur. Le drame social fleurissait dans des rues sans issue, la comédie musicale essayait à grand' peine de sortir des ornières du théâtre filmé. Il ne faut pas simplifier à l'extrême. Quelques chefs-d'oeuvre furent réalisés, mais qui paraissent isolés à l'intérieur des genres (Scarface dans le policier, par exemple) et non résulter d'un véritable épanouissement.
Les meilleurs, même, y laissèrent des plumes: Raoul Walsh dans la période Paramount, Hawks dont il vaut mieux oublier une dizaine de titres de Ceiling Zero à His Girl Friday en passant par The Crowd Roars, sans parler de Vidor et surtout de Sternberg dont le style ampoulé est resté à l'image de cette période.
Or, même cette époque désastreuse ne marqua pas John Ford. Sa personnalité exceptionelle lui permit de surmonter un grande nombre d'obstacles et de signer quelques films amusants (Four Men and a Prayer, Steamboat 'Round the Bend, l'une des apogées cinématographiques de génial Francis Ford) ou même remarquables, et aussi l'un de ses chefs-d'oeuvre (Young Mister Lincoln), superbe évocation digne de Plutarque de la jeunesse du président américain.
Ses échecs, il les connut quand, sous l'influence néfaste de Dudley Nichols, il s'embarqua dans des tentatives ambitieuses, à l'européenne, conçues, élaborées en dehors de tout courant, de tout genre américain, qui essayent de réagir contre des règles plutôt que de les approfondir. Les partis-pris théoriques, la volonté d'oeuvrer dans le sérieux, écrasent The Informer, Mary of Scotland, The Lost Patrol, entre autres.
Le vrai génie de Ford est ailleurs, dans toute une série de films allant de Young Mister Lincoln à The Man Who Shot Liberty Valance, en passant par The Searchers, Wagonmaster, She Wore a Yellow Ribbon.
Avant que d'essayer de les analyser (je dis bien essayer, car notre homme est bien l'un des plus rebelles à l'exégese), je voudrais d'abord citer certaines images inoubliables: John Wayne sortant du fort pour une dernière mission et se protégeant en un geste furtif du soleil, ou allant le soir parler sur la tombe de sa femme (She Wore a Yellow Ribbon), ou encore soulevant Natalie Wood et comprenant en quelques secondes l'inutilité de sa haine (The Searchers); le jeune Lincoln gravissant une colline sous l'orage; Spencer Tracy rentrant chez lui, solitaire, tandis que la foule acclame son rival (The Last Hurrah), un regard mystérieux de Joanne Dru (Wagonmaster), autant de points culminants, de moments sublimes qui prouvent mieux que mille autopsies critiques que l'art de Ford est avant tout méditatif, ou plutôt symphonique. De cela, les distributeurs français n'ont jamais bien pris conscience, qui avec une belle constance ont gratifié ses westerns de titres pompeux, les plaçant de gré ou de force sous le signe de l'épique: « Charge héroïque », « Poursuite infernale », « Chevauchée fantastique »... Or rien n'est plus faux, plus éloigné du style véritable de ces oeuvres paisibles. « L'épopée », disait Victor Hugo, « c'est l'histoire écoutée aux portes de la légende », ou bien Voltaire: « Les auteurs épiques sont obligés de choisir un héros connu dont le nom seul puisse imposer aux lecteurs, et un point d'histoire qui soit par lui-même intéressant ». Ces définitions ne s'appliquent qu'à certaines oeuvres de Ford (Young Mister Lincoln), mais pas à ses westerns. Même Wyatt Earp, héros légendaire, est ramené à des dimensions normales, loin de toute exaltation lyrique (My Darling Clementine).
Il est d'ailleurs intéressant de constater les différences entre le western de Ford et le western classique. Ce dernier s'est principalement construit autour d'une vision éperdument individualiste du monde (dont Man Without a Star d'une part et Silver Lode de l'autre sont les prototypes les plus exacerbés) et de quelques sentiments forts, de quelques idées de violence, physique ou intérieure: haine, vengeance, révolte, conquête (certains comme Dwan essayent de lutter contre ces sentiments et ce refus prouve en fait leur existence). Un cowboy veut venger un frère, un ami, son honneur; un outlaw essaye d'échapper à son passé, un gunfighter à son envie de tuer; un homme veut prouver qu'il n'est pas un lâche ou, au contraire, vaincre ce qu'il a de terrible en lui.
Bref, ce genre tourne dramatiquement autour de quelques idées fortes: un affrontement, une opposition, un déchirement. De Walsh à Daves, en passant par Fuller, les héros de westerns se lancent dans une bataille qu'ils ont librement choisie, qui leur permettra de s'accomplir et dont ils sortiront plus ou moins meurtris. Même s'il n'y a ni chevauchées, ni scènes d'action, la dramaturgie en est précise, nerveuse, imposant immédiatement quelques moments forts aux spectateurs.
Chez Ford, au contraire, la ligne de force est étirée, lâche, rarement construite autour d'un sentiment individuel ou d'un mobile négatif, destructeur: vengeance, révolte, etc. Prédominent au contraire les voyages, les pérégrinations: lente odyssée d'une caravane d'émigrants, patrouille d'un groupe de cavaliers, douloureuse équipée d'une familie, traversée du désert par une diligence, ou par quelques bandits recherchés par la police.
Ici s'impose l'idée maîtresse. Ces films sont tous odyssées de groupes, de plusieurs personnes appartenant au même milieu, à la même collectivité. Ford ne s'intéresse aux problèmes personnels, historiques ou non (biographie de gunfighters, d'aventuriers) que dans la mesure où ils recoupent ceux de la communauté, au contraire d'un Hawks où l'aventure, même imposée, reste individuelle et ne concerne la société que par accident. Dans Rio Bravo, le shériff refuse de l'aide; Wyatt Earp l'accepte immédiatement. Différence en apparence minime, en réalité fondamentale. L'un à travers sa tâche veut s'accomplir, l'autre pense avant tout à aider ceux qui l'entourent. On pourrait multiplier les comparaisons à l'infini.
Ford insiste d'ailleurs sur les dissensions, les désaccords qui divisent une collectivité, et ses héros ne réagissent qu'en fonction du milieu où ils vivent, et qui leur impose une tâche qu'il faut mener à bien pour le bonheur de tous. Le héros Fordien, pourrait-on dire en simplifiant à l'extrême, ne se pose pas de question de morale ou si l'on préfère, son éthique n'existe que par rapport à un sentiment d'ordre collectif.
Quand, par hasard, le sujet d'un de ses films recoupe la thématique traditionnelle, il disparaît derrière la multiplicité des notations annexes, devant la vision unanimiste des péripéties. Dans My Darling Clementine, la vengeance de Earp se voit accorder infiniment moins d'importance que le bal devant l'église, les tirades shakespeariennes d'Alan Mowbray, et l'on garde le souvenir d'un Wyatt Earp au calme olympien, à l'allure un peu empruntée, et non d'un personnage mené par une quelconque haine (au contraire des héros de Mann par exemple).
D'ailleurs la violence, qui est liée à la notion d'engagement personnel, n'existe pratiquement pas chez Ford. Les aventures nous sont contées sur un rythme nonchalant, majestueux. Les morts et les blessés sont rares. Dans She Wore a Yellow Ribbon, pas un seul Indien n'est tué ou même blessé et les Blancs ne subissent que peu de dommages (les seuls qu'on voie mourir sont des trafiquants d'armes). Dans Two Rode Together, Stewart ne tire que deux coups de revolver, les deux seuls du film. Ford ne pourrait pas concevoir une scène comme celle de Man From Laramie où James Stewart se fait blesser à la main. Chez lui la violence n'est pas un but, un moyen de s'affirmer, fût-ce en la rejetant après coup, mais presque une corvée dont il faut se débarrasser. Quand elle est inéluctable, Ford l'évoque avec une brièveté, une sécheresse dépourvues de toute complaisance et de tout lyrisme: les règlements de comptes de Wagonmaster, de My Darling Clementine, l'exécution des révolutionnaires dans Four Men and a Prayer.
Le héros fordien n'a pas besoin de se prouver à lui-même qu'il est capable d'aller jusqu'au bout. Il le fait simplement, littéralement porté par un idéal collectif qui lui fait ignorer le doute.
Les véritables protagonistes sont ces communautés anonymes, militaires obscurs pacifiant les terres de l'Ouest, émigrants qui s'en vont créer des États nouveaux, habitants d'une petite ville dont le plus cher désir est de fonder une société policée, bref tous ceux qui consciemment ou non ont aidé à bâtir les États-Unis et dont on a oublié le nom et le visage.
C'est leur travail que racontent ses films, un travail peu exaltant, souvent ingrat, sans envergure, mais tout empreint d'héroïsme quotidien: une mission à remplir, un devoir à accomplir. La notion de mission est d'ailleurs extrêmement importante et prime sur toute considération personnelle (Rio Grande, She Wore a Yellow Ribbon, The Sun Shines Bright).
Qu'on ne voie pas là intentions d'historien ou volonté d'obtenir une réflexion sur des péripéties, encore moins un désir d'exalter des personnages ayant réussi à jouer un rôle historique (comme Thomas Jefford dans Broken Arrow). Les héros de Ford ne sont ni des chefs, ni des puissants, et ses préoccupations sont plus sociales qu'historiques.
Il conviendrait d'étudier par exemple ce qui sépare Fort Apache de They Died With Their Boots On. Bien qu'en principe plus sommaire, le film de Walsh s'impose par l'acuité de sa vision. Le moindre de ses gestes complète le portrait de Custer, l'explique en détail, tandis que toute une époque revit devant nous. Ford, au contraire, ne juge le même personnage que par rapport à son milieu, à savoir l'armée. L'un réussit à analyser historiquement une situation à partir de données anti-historiques, tandis que l'autre transforme un point de vue historique en une chronique sociale et en un portrait d'officier pète-sec. Walsh va d'emblée à l'essentiel, au détail frappant, et sait l'opposer au parti-pris initial, quitte à le contredire, tandis que Ford s'attarde et chemine, peintre d'atmosphère plutôt que stratège et théoricien.
Les références que fait Ford aux peintres de l'Ouest ne doivent pas être prises à la légère. Il y a chez lui une volonté de rester centré sur un aspect du problème, sur l'une de ses facettes, qui évoque la technique picturale de l'époque. Ne pas désarticuler le récit, ne pas le présenter sous des points de vue divers, et cela non seulement dans ses westerns, mais dans toute son oeuvre. Car finalement les westerns de John Ford se rattachent plus à ses autres réalisations qu'à un genre proprement dit; ils se rattachent, prolongent et résument un thème qui semble hanter l'auteur de Cheyenne Autumn; non seulement bâtir, mener à bien une mission, construire, mais surtout parvenir à posséder une terre, un foyer, un idéal et en sauvegarder l'intégrité. Et aussi se battre pour garder ce que l'on possède, pour en sentir toute la valeur, et cela contre tous les ennemis, hommes ou éléments.
La générosité tranquille de Ford se retrouve chez ses personnages, et ce débordement de vitalité: les bagarres sont énormes et les moments d'humour aussi. Ford atteint aisément au grandiose quand il nous peint une course de vapeurs échevelée, ou la transformation d'un musée de cire en un festival de figures sudistes (Steamboat 'Round the Bend), les soubresauts causés par les élections dans une petite ville (The Sun Shines Bright), ou les tribulations d'un Dan Dailey stupéfait ou complètement ivre à travers la Résistance ou les différents États-majors (When Willie Comes Marching Home). Mais il sait aussi trouver le trait fulgurant: l'admirable plan des vieilles femmes regardant danser Russell Simpson avec les Navajos (Wagonmaster); ou burlesque: les apparitions du Chinois dans Four Men and a Prayer. Ford est d'ailleurs le maître du changement de rythme et l'on passe très souvent de la comédie la plus burlesque (sur des situations de comédie, contrairement à Hawks) à l'attendrissement ou au lyrisme (les scènes d'amour de Wagonmaster et cette course subite de Joanne Dru, le flash-back de The Quiet Man, le lynchage de The Sun Shines Bright, Young Mister Lincoln), semblables à ces pays fertiles où rien ne signale la présence d'un désert, à ces fleuves majestueux qui soudain s'assèchent ou débordent, à ces ciels changeant à une vitesse incroyable. Car tout chez Ford peut être relié à la Nature: ses personnages y sont tellement intégrés et leur comportement semble un tel défi à toute idée de civilisation. Ils imposent peu à peu, entre deux râclées et autres fiestas campagnardes, un bon sens solide, une vision carrée des choses et des problèmes, une sincérité jusque dans la roublardise (combien de personnages ne se prennent-ils pas à leur propre jeu et voulant tricher avec le destin, se retrouvent pris au piège), un amour du travail bien fait mais dont on ne profitera réellement que beaucoup plus tard, pareil à ces paysans qui plantent des arbres en sachant très bien qu'ils n'en verront jamais les fruits.
Les rétrospectives organisées par la Cinémathèque sont de dures épreuves pour les cinéastes. Les modes passagères, les engouements supperficiels y apparaissent sous leur jour le moins enviable. D'emblée, tout ce qui n'est pas enraciné, ancré dans un genre, dans une tradition précise et si possible réaliste, s'effondre et se disloque. Cukor, par exemple, qui très longtemps se borna à mettre en valeur des artifices stériles, de vaines astuces dramatiques, en prit un fameux coup. (J'ai bien peur d'ailleurs que, d'ici quelques années, Minnelli ne subisse un sort identique; ces jeux formels d'esthète, ces coloriages séduisants, mais dont la veulerie saute aux yeux dès que leur auteur les applique à un sujet plus grave, échapperont difficilement au vieillissement.)
Au contraire, les oeuvres de Walsh, Daves ou Ford n'en sortent que grandies. Leur ampleur, qualité primordiale sur laquelle il faudrait s'arrêter plus longtemps, les protège, leur permet de défier le temps: on y brasse un nombre incalculable d'idées, de péripéties, de sentiments et de passions, de paysages aussi, de peuples et de races avec cette générosité qui n'appartient qu'aux auteurs traditionnels. Cette richesse, cette vastitude les sauvent.
Certes, il est aisé d'y déceler des erreurs, des manques, avant guerre surtout, entre 32 et 39. Le cinéma américain connut là une période néfaste dominée par les comédies aseptisées à la Topper, les « véhicules » pour le clan Barrymore, les policiers guindés style Mervyn Le Roy. Les genres les plus passionants balbutiaient, le western qui se débattait désespérément dans le carton-patê, le film de guerre arrogant et tapageur. Le drame social fleurissait dans des rues sans issue, la comédie musicale essayait à grand' peine de sortir des ornières du théâtre filmé. Il ne faut pas simplifier à l'extrême. Quelques chefs-d'oeuvre furent réalisés, mais qui paraissent isolés à l'intérieur des genres (Scarface dans le policier, par exemple) et non résulter d'un véritable épanouissement.
Les meilleurs, même, y laissèrent des plumes: Raoul Walsh dans la période Paramount, Hawks dont il vaut mieux oublier une dizaine de titres de Ceiling Zero à His Girl Friday en passant par The Crowd Roars, sans parler de Vidor et surtout de Sternberg dont le style ampoulé est resté à l'image de cette période.
Or, même cette époque désastreuse ne marqua pas John Ford. Sa personnalité exceptionelle lui permit de surmonter un grande nombre d'obstacles et de signer quelques films amusants (Four Men and a Prayer, Steamboat 'Round the Bend, l'une des apogées cinématographiques de génial Francis Ford) ou même remarquables, et aussi l'un de ses chefs-d'oeuvre (Young Mister Lincoln), superbe évocation digne de Plutarque de la jeunesse du président américain.
Ses échecs, il les connut quand, sous l'influence néfaste de Dudley Nichols, il s'embarqua dans des tentatives ambitieuses, à l'européenne, conçues, élaborées en dehors de tout courant, de tout genre américain, qui essayent de réagir contre des règles plutôt que de les approfondir. Les partis-pris théoriques, la volonté d'oeuvrer dans le sérieux, écrasent The Informer, Mary of Scotland, The Lost Patrol, entre autres.
Le vrai génie de Ford est ailleurs, dans toute une série de films allant de Young Mister Lincoln à The Man Who Shot Liberty Valance, en passant par The Searchers, Wagonmaster, She Wore a Yellow Ribbon.
Avant que d'essayer de les analyser (je dis bien essayer, car notre homme est bien l'un des plus rebelles à l'exégese), je voudrais d'abord citer certaines images inoubliables: John Wayne sortant du fort pour une dernière mission et se protégeant en un geste furtif du soleil, ou allant le soir parler sur la tombe de sa femme (She Wore a Yellow Ribbon), ou encore soulevant Natalie Wood et comprenant en quelques secondes l'inutilité de sa haine (The Searchers); le jeune Lincoln gravissant une colline sous l'orage; Spencer Tracy rentrant chez lui, solitaire, tandis que la foule acclame son rival (The Last Hurrah), un regard mystérieux de Joanne Dru (Wagonmaster), autant de points culminants, de moments sublimes qui prouvent mieux que mille autopsies critiques que l'art de Ford est avant tout méditatif, ou plutôt symphonique. De cela, les distributeurs français n'ont jamais bien pris conscience, qui avec une belle constance ont gratifié ses westerns de titres pompeux, les plaçant de gré ou de force sous le signe de l'épique: « Charge héroïque », « Poursuite infernale », « Chevauchée fantastique »... Or rien n'est plus faux, plus éloigné du style véritable de ces oeuvres paisibles. « L'épopée », disait Victor Hugo, « c'est l'histoire écoutée aux portes de la légende », ou bien Voltaire: « Les auteurs épiques sont obligés de choisir un héros connu dont le nom seul puisse imposer aux lecteurs, et un point d'histoire qui soit par lui-même intéressant ». Ces définitions ne s'appliquent qu'à certaines oeuvres de Ford (Young Mister Lincoln), mais pas à ses westerns. Même Wyatt Earp, héros légendaire, est ramené à des dimensions normales, loin de toute exaltation lyrique (My Darling Clementine).
Il est d'ailleurs intéressant de constater les différences entre le western de Ford et le western classique. Ce dernier s'est principalement construit autour d'une vision éperdument individualiste du monde (dont Man Without a Star d'une part et Silver Lode de l'autre sont les prototypes les plus exacerbés) et de quelques sentiments forts, de quelques idées de violence, physique ou intérieure: haine, vengeance, révolte, conquête (certains comme Dwan essayent de lutter contre ces sentiments et ce refus prouve en fait leur existence). Un cowboy veut venger un frère, un ami, son honneur; un outlaw essaye d'échapper à son passé, un gunfighter à son envie de tuer; un homme veut prouver qu'il n'est pas un lâche ou, au contraire, vaincre ce qu'il a de terrible en lui.
Bref, ce genre tourne dramatiquement autour de quelques idées fortes: un affrontement, une opposition, un déchirement. De Walsh à Daves, en passant par Fuller, les héros de westerns se lancent dans une bataille qu'ils ont librement choisie, qui leur permettra de s'accomplir et dont ils sortiront plus ou moins meurtris. Même s'il n'y a ni chevauchées, ni scènes d'action, la dramaturgie en est précise, nerveuse, imposant immédiatement quelques moments forts aux spectateurs.
Chez Ford, au contraire, la ligne de force est étirée, lâche, rarement construite autour d'un sentiment individuel ou d'un mobile négatif, destructeur: vengeance, révolte, etc. Prédominent au contraire les voyages, les pérégrinations: lente odyssée d'une caravane d'émigrants, patrouille d'un groupe de cavaliers, douloureuse équipée d'une familie, traversée du désert par une diligence, ou par quelques bandits recherchés par la police.
Ici s'impose l'idée maîtresse. Ces films sont tous odyssées de groupes, de plusieurs personnes appartenant au même milieu, à la même collectivité. Ford ne s'intéresse aux problèmes personnels, historiques ou non (biographie de gunfighters, d'aventuriers) que dans la mesure où ils recoupent ceux de la communauté, au contraire d'un Hawks où l'aventure, même imposée, reste individuelle et ne concerne la société que par accident. Dans Rio Bravo, le shériff refuse de l'aide; Wyatt Earp l'accepte immédiatement. Différence en apparence minime, en réalité fondamentale. L'un à travers sa tâche veut s'accomplir, l'autre pense avant tout à aider ceux qui l'entourent. On pourrait multiplier les comparaisons à l'infini.
Ford insiste d'ailleurs sur les dissensions, les désaccords qui divisent une collectivité, et ses héros ne réagissent qu'en fonction du milieu où ils vivent, et qui leur impose une tâche qu'il faut mener à bien pour le bonheur de tous. Le héros Fordien, pourrait-on dire en simplifiant à l'extrême, ne se pose pas de question de morale ou si l'on préfère, son éthique n'existe que par rapport à un sentiment d'ordre collectif.
Quand, par hasard, le sujet d'un de ses films recoupe la thématique traditionnelle, il disparaît derrière la multiplicité des notations annexes, devant la vision unanimiste des péripéties. Dans My Darling Clementine, la vengeance de Earp se voit accorder infiniment moins d'importance que le bal devant l'église, les tirades shakespeariennes d'Alan Mowbray, et l'on garde le souvenir d'un Wyatt Earp au calme olympien, à l'allure un peu empruntée, et non d'un personnage mené par une quelconque haine (au contraire des héros de Mann par exemple).
D'ailleurs la violence, qui est liée à la notion d'engagement personnel, n'existe pratiquement pas chez Ford. Les aventures nous sont contées sur un rythme nonchalant, majestueux. Les morts et les blessés sont rares. Dans She Wore a Yellow Ribbon, pas un seul Indien n'est tué ou même blessé et les Blancs ne subissent que peu de dommages (les seuls qu'on voie mourir sont des trafiquants d'armes). Dans Two Rode Together, Stewart ne tire que deux coups de revolver, les deux seuls du film. Ford ne pourrait pas concevoir une scène comme celle de Man From Laramie où James Stewart se fait blesser à la main. Chez lui la violence n'est pas un but, un moyen de s'affirmer, fût-ce en la rejetant après coup, mais presque une corvée dont il faut se débarrasser. Quand elle est inéluctable, Ford l'évoque avec une brièveté, une sécheresse dépourvues de toute complaisance et de tout lyrisme: les règlements de comptes de Wagonmaster, de My Darling Clementine, l'exécution des révolutionnaires dans Four Men and a Prayer.
Le héros fordien n'a pas besoin de se prouver à lui-même qu'il est capable d'aller jusqu'au bout. Il le fait simplement, littéralement porté par un idéal collectif qui lui fait ignorer le doute.
Les véritables protagonistes sont ces communautés anonymes, militaires obscurs pacifiant les terres de l'Ouest, émigrants qui s'en vont créer des États nouveaux, habitants d'une petite ville dont le plus cher désir est de fonder une société policée, bref tous ceux qui consciemment ou non ont aidé à bâtir les États-Unis et dont on a oublié le nom et le visage.
C'est leur travail que racontent ses films, un travail peu exaltant, souvent ingrat, sans envergure, mais tout empreint d'héroïsme quotidien: une mission à remplir, un devoir à accomplir. La notion de mission est d'ailleurs extrêmement importante et prime sur toute considération personnelle (Rio Grande, She Wore a Yellow Ribbon, The Sun Shines Bright).
Qu'on ne voie pas là intentions d'historien ou volonté d'obtenir une réflexion sur des péripéties, encore moins un désir d'exalter des personnages ayant réussi à jouer un rôle historique (comme Thomas Jefford dans Broken Arrow). Les héros de Ford ne sont ni des chefs, ni des puissants, et ses préoccupations sont plus sociales qu'historiques.
Il conviendrait d'étudier par exemple ce qui sépare Fort Apache de They Died With Their Boots On. Bien qu'en principe plus sommaire, le film de Walsh s'impose par l'acuité de sa vision. Le moindre de ses gestes complète le portrait de Custer, l'explique en détail, tandis que toute une époque revit devant nous. Ford, au contraire, ne juge le même personnage que par rapport à son milieu, à savoir l'armée. L'un réussit à analyser historiquement une situation à partir de données anti-historiques, tandis que l'autre transforme un point de vue historique en une chronique sociale et en un portrait d'officier pète-sec. Walsh va d'emblée à l'essentiel, au détail frappant, et sait l'opposer au parti-pris initial, quitte à le contredire, tandis que Ford s'attarde et chemine, peintre d'atmosphère plutôt que stratège et théoricien.
Les références que fait Ford aux peintres de l'Ouest ne doivent pas être prises à la légère. Il y a chez lui une volonté de rester centré sur un aspect du problème, sur l'une de ses facettes, qui évoque la technique picturale de l'époque. Ne pas désarticuler le récit, ne pas le présenter sous des points de vue divers, et cela non seulement dans ses westerns, mais dans toute son oeuvre. Car finalement les westerns de John Ford se rattachent plus à ses autres réalisations qu'à un genre proprement dit; ils se rattachent, prolongent et résument un thème qui semble hanter l'auteur de Cheyenne Autumn; non seulement bâtir, mener à bien une mission, construire, mais surtout parvenir à posséder une terre, un foyer, un idéal et en sauvegarder l'intégrité. Et aussi se battre pour garder ce que l'on possède, pour en sentir toute la valeur, et cela contre tous les ennemis, hommes ou éléments.
La générosité tranquille de Ford se retrouve chez ses personnages, et ce débordement de vitalité: les bagarres sont énormes et les moments d'humour aussi. Ford atteint aisément au grandiose quand il nous peint une course de vapeurs échevelée, ou la transformation d'un musée de cire en un festival de figures sudistes (Steamboat 'Round the Bend), les soubresauts causés par les élections dans une petite ville (The Sun Shines Bright), ou les tribulations d'un Dan Dailey stupéfait ou complètement ivre à travers la Résistance ou les différents États-majors (When Willie Comes Marching Home). Mais il sait aussi trouver le trait fulgurant: l'admirable plan des vieilles femmes regardant danser Russell Simpson avec les Navajos (Wagonmaster); ou burlesque: les apparitions du Chinois dans Four Men and a Prayer. Ford est d'ailleurs le maître du changement de rythme et l'on passe très souvent de la comédie la plus burlesque (sur des situations de comédie, contrairement à Hawks) à l'attendrissement ou au lyrisme (les scènes d'amour de Wagonmaster et cette course subite de Joanne Dru, le flash-back de The Quiet Man, le lynchage de The Sun Shines Bright, Young Mister Lincoln), semblables à ces pays fertiles où rien ne signale la présence d'un désert, à ces fleuves majestueux qui soudain s'assèchent ou débordent, à ces ciels changeant à une vitesse incroyable. Car tout chez Ford peut être relié à la Nature: ses personnages y sont tellement intégrés et leur comportement semble un tel défi à toute idée de civilisation. Ils imposent peu à peu, entre deux râclées et autres fiestas campagnardes, un bon sens solide, une vision carrée des choses et des problèmes, une sincérité jusque dans la roublardise (combien de personnages ne se prennent-ils pas à leur propre jeu et voulant tricher avec le destin, se retrouvent pris au piège), un amour du travail bien fait mais dont on ne profitera réellement que beaucoup plus tard, pareil à ces paysans qui plantent des arbres en sachant très bien qu'ils n'en verront jamais les fruits.
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Les héros de Ford sont des paysans et son cinéma un cinéma de paysan. C'est une vaste saga agrarienne qui nous est contée, à travers laquelle court un même thème: défricher, cultiver, posséder, agrandir ce que l'on possède, former une société, puis en bannir les éléments mauvais et tout cela à partir d'une emprise sur la terre. Du paysan, les héros de Ford ont le caractère, et cela quelle que soit leur extraction, leur milieu social. Transplantés dans les villes, ils garderont leurs caractéristiques propres, et mèneront toujours le même combat. Les protagonistes peuvent être des paysans irlandais, des fermiers, des mineurs gallois, des familles américaines, des militaires et le combat se dérouler à l'échelle d'un État, d'une petite ville, ou plus simplement d'un foyer et avoir pour but un pays, un domaine ou même un rocking-chair (Hank Worden dans The Searchers), le sens du combat reste identique. La famille Joad et les cavaliers de Yellow Ribbon mènent la même lutte, et dans le même esprit…
Etymologiquement, rappelons-le, paysan a le sens de gens de pays, d'une même province, d'une même origine, faisant partie d'une même collectivité. Les militaires, qui régissent un territoire, accomplissent le même travail que les fermiers et pour Ford, ils forment aussi un monde à part, une communauté avec ses règles, sa vie bien organisée, son idéal, ses réjouissances (le bal de My Darling Clementine et celui de Fort Apache se ressemblent fort). Ce n'est en aucun cas une justification du militaire. Simplement, il faut éviter que l'homme soit solitaire et l'obliger à vivre dans une société quelle qu'elle soit. Et puis aussi donner à ce petit groupe un même idéal, anti-héroïque par essence, afin de lui permettre de s'enraciner quelque part.
Car, on ne l'a pas assez remarqué, cette lutte est menée par des étrangers ou au moins des exilés: héros irlandais transplantés dans un autre pays, multiples étrangers qui rêvent d'une citoyenneté (généralement interprétés par John Qualen, qui dans Liberty Valance, entre autres, explose de joie en apprenant qu'il est citoyen américain), personnages sans attaches qui errent sans espoir comme ces marins du Long Voyage Home (le titre seul pourrait résumer cet aspect fordien). Curieusement, on trouve même une tribu d'Indiens parmi ces exilés (les Comanches Noyakis de The Searchers, Indiens sans territoire, sans foyers, se déplaçant sans cesse dans toute l'Amérique). Et aussi ces boxeurs rentrant au pays natal, et tous ces personnages qu'un sort injuste arrache à leur bonheur: familles américaines que la sécheresse lance sur les routes de la Californie à la recherche d'un travail, médecin injustement accusé de complicité dans l'assassinat de Lincoln et qu'on envoie dans l'Ile du Diable, pauvres blancs incapables de faire prospérer leurs terres. Ce sont aussi ces enfants qu'un raid indien a arraché à leurs parents et que ces derniers ne veulent point reconnaître, et qui ne sont plus ni blancs ni peaux-rouges; ces militaires pour qui la retraite (She Wore a Yellow Ribbon, The Wings of Eagles) ou la disgrâce (Fort Apache) sonnent un peu comme un exil, ces Cheyennes que l'on arrache à leur terre, ces Mormons et toutes les autres communautés opprimées.
Enfin il y a ces héros, à l'image de James Stewart dans Two Rode Together, qui, faute de mieux, essayent de se fabriquer un petit univers personnel dont ils découvrent la vanité quand ils se trouvent face à face avec de véritables problèmes.
Non seulement les personnages sont déracinés, mais aussi, si je peux me permettre cette image, les époques. Ford a toujours eu un faible pour les moments de transition historique, les moments où une classe sociale, une race, un peuple disparaissent, automne cheyenne et crépuscules gallois, où des gens sont lancés à l'aventure à la recherche d'une terre, ou d'un moyen de vivre (The Wings of Eagles conjugue l'expérience personnelle et sociale). Ils parviendront à surmonter la crise, à s'adapter, mois souvent au prix de lourds sacrifices (John Wayne est condamné dans The Man Who Shot Liberty Valance et la famille Joad perd certains de ses membres).
Donovan's Reef, sorte de rêverie mélancolique mitigée de gags à la Pim Pam Poum, comme le faisait remarquer Jacques Goimard, ne peut être étudié que par rapport à cette obsession de l'enracinement et de la possession. C'est une sorte de Paradis mythique que ces îles où sont venus s'échouer nos héros et qu'ils essayent de posséder de toutes leurs forces; d'où ces monuments, ces vestiges fabriqués pour renforcer leur emprise sur la terre. La scène-clé du film se trouve être celle où la jeune fille de Boston (Elizabeth Allen) se promène au sommet d'une colline, essayant de comprendre ces signes et ces paysages.
La passion qu'éprouve Ford pour toutes sortes de cérémonies, de rejouissances, de saoûleries communes, de fêtes et de revues, s'explique ainsi. Ce sont autant de preuves tangibles de cette possession que les personnages éprouvent le besoin d'affirmer, car ils savent qu'elle peut leur être arrachée d'un moment à l'autre (le discours de John Qualen dans The Searchers). De là aussi, dans les paysages, cette passion pour l'inaliénable, pour tout ce que le temps ne peut attaquer: plaines désertiques, rochers de la Monument Valley. On a l'impression que le cinéaste, comme ses personnages, veut posséder à tout prix ces étendues, en restituer la beauté la plus secréte, en faire sentir l'éternelle stabilité, cette stabilité que recherchent les hommes. Pas tous cependant. L'un d'eux s'est dressé contre cette vie organisée, dans ce qui est peut-être la seule tragédie individualiste de Ford, The Searchers, oeuvre à part, déchirée et poignante. John Wayne, projection inversée du héros fordien, concrétisation de ses désirs inavoués, cherche désespérément à rester un rebelle, un solitaire. Mais au bout d'une course sans espoir, d'une quête de dix ans jalonnée de cadavres de femmes (indiennes ou blanches, toutes arrachées à leur communauté, famille ou tribu), d'Indiens ou de soldats, il comprendra l'inutilité de sa révolte. Voulant à tout prix l'intégrité d'un milieu dans lequel il refuse de vivre, il ne s'est pas aperçu qu'autour de lui tout a changé et que sa lutte est stérile. Il n'y a plus de place pour lui dans ce monde et il est condamné à disparaître, laissant la place à une nouvelle génération incarnée par Jeffrey Hunter.
A travers cette vaste saga de l'errance se dégage peu à peu une idée maîtresse, immense. La naissance d'une société démocratique et nationale. A travers ces drames paysans, westerns ou films sociaux, ce sont les débuts de la démocratie américaine qui nous sont contés et tous ses problèmes envisagés. Charles Pinot Duclos (« Voyage en Italie », tome VII, p. 35): « C'est sur l'état de paysan que je juge d'un gouvernement et d'une société », ou encore Commynes: « A la longue, il n'est nulle des grandes nations dont le pays à la fin ne demeure aux paysans ».
Et finalement, c'est ce que Ford nous montre, la transformation d'une société rurale en société industrielle et l'adaptation des individus (ou leur manque d'adaptation) à cette transformation. Leur effort pour rester fidèle à eux-mêmes, à leur maniére de penser et de vivre, qui se trouve menacée par les bouleversements historiques.
Il n'est pas étonnant qu'il ait une prédilection pour une certaine époque, pour un certain genre de personnes. Les moments où l'on fonde quelque chose, État ou société, sont toujours les plus exaltants, car ils contiennent en germe des promesses fabuleuses, et aussi les moments où le pays fondé traverse une crise terrible (How Green Was My Valley, The Grapes of Wrath), une guerre, un conflit, car alors un nouvel espoir renaît: repartir à zero, tout recommencer comme dans Wagonmaster. Cette attitude témoigne du même état d'esprit que les cinéastes russes, Donskoï notamment, dont la prédilection va d'emblée aux premiers jours d'une révolution.
Mais cette volonté d'exalter un effort collectif (même à travers une oeuvre critique) finit, l'âge aidant, par se parer d'une teinte d'amertume. De la simplicité conquérante de Drums Along the Mohawk à She Wore a Yellow Ribbon où l'on voit un officier, au hasard de quelques rencontres et d'une promenade monotone, récapituler toute son existence et la remettre en question, s'interroger sur la vanité de sa tâche et pourtant la poursuivre, il y a une différence enorme.
Les héros de Ford vieillissent avec son oeuvre et le succès ne vient plus comme avant couronner leurs efforts (Spencer Tracy dans The Last Hurrah, John Wayne dans Liberty Valance ou The Searchers). Le dernier plan de Liberty Valance nous montre un vieillard qui pleure. Le doute s'insinue et avec le doute, la tristesse. Peut-être aussi que Ford a pris conscience de son propre déracinement, de son propre exil à l'intérieur de Hollywood, du cinéma américain (exil que partagent à des titres divers Walsh et McCarey). Peut-être s'est-il rendu compte que son oeuvre demeurait inébranlable, comme ces rochers de la Monument Valley, qu'elle n'avait jamais changé et ne changerait sans doute jamais, mais que tout, autour d'elle, disparaissait, s'effondrait ou se transformait et qu'il ne restait plus que quelques rochers immenses, perdus au milieu d'un immense désert.
Bertrand TAVERNIER.
Présence du Cinéma n° 21, março 1965, p. 1-6
Etymologiquement, rappelons-le, paysan a le sens de gens de pays, d'une même province, d'une même origine, faisant partie d'une même collectivité. Les militaires, qui régissent un territoire, accomplissent le même travail que les fermiers et pour Ford, ils forment aussi un monde à part, une communauté avec ses règles, sa vie bien organisée, son idéal, ses réjouissances (le bal de My Darling Clementine et celui de Fort Apache se ressemblent fort). Ce n'est en aucun cas une justification du militaire. Simplement, il faut éviter que l'homme soit solitaire et l'obliger à vivre dans une société quelle qu'elle soit. Et puis aussi donner à ce petit groupe un même idéal, anti-héroïque par essence, afin de lui permettre de s'enraciner quelque part.
Car, on ne l'a pas assez remarqué, cette lutte est menée par des étrangers ou au moins des exilés: héros irlandais transplantés dans un autre pays, multiples étrangers qui rêvent d'une citoyenneté (généralement interprétés par John Qualen, qui dans Liberty Valance, entre autres, explose de joie en apprenant qu'il est citoyen américain), personnages sans attaches qui errent sans espoir comme ces marins du Long Voyage Home (le titre seul pourrait résumer cet aspect fordien). Curieusement, on trouve même une tribu d'Indiens parmi ces exilés (les Comanches Noyakis de The Searchers, Indiens sans territoire, sans foyers, se déplaçant sans cesse dans toute l'Amérique). Et aussi ces boxeurs rentrant au pays natal, et tous ces personnages qu'un sort injuste arrache à leur bonheur: familles américaines que la sécheresse lance sur les routes de la Californie à la recherche d'un travail, médecin injustement accusé de complicité dans l'assassinat de Lincoln et qu'on envoie dans l'Ile du Diable, pauvres blancs incapables de faire prospérer leurs terres. Ce sont aussi ces enfants qu'un raid indien a arraché à leurs parents et que ces derniers ne veulent point reconnaître, et qui ne sont plus ni blancs ni peaux-rouges; ces militaires pour qui la retraite (She Wore a Yellow Ribbon, The Wings of Eagles) ou la disgrâce (Fort Apache) sonnent un peu comme un exil, ces Cheyennes que l'on arrache à leur terre, ces Mormons et toutes les autres communautés opprimées.
Enfin il y a ces héros, à l'image de James Stewart dans Two Rode Together, qui, faute de mieux, essayent de se fabriquer un petit univers personnel dont ils découvrent la vanité quand ils se trouvent face à face avec de véritables problèmes.
Non seulement les personnages sont déracinés, mais aussi, si je peux me permettre cette image, les époques. Ford a toujours eu un faible pour les moments de transition historique, les moments où une classe sociale, une race, un peuple disparaissent, automne cheyenne et crépuscules gallois, où des gens sont lancés à l'aventure à la recherche d'une terre, ou d'un moyen de vivre (The Wings of Eagles conjugue l'expérience personnelle et sociale). Ils parviendront à surmonter la crise, à s'adapter, mois souvent au prix de lourds sacrifices (John Wayne est condamné dans The Man Who Shot Liberty Valance et la famille Joad perd certains de ses membres).
Donovan's Reef, sorte de rêverie mélancolique mitigée de gags à la Pim Pam Poum, comme le faisait remarquer Jacques Goimard, ne peut être étudié que par rapport à cette obsession de l'enracinement et de la possession. C'est une sorte de Paradis mythique que ces îles où sont venus s'échouer nos héros et qu'ils essayent de posséder de toutes leurs forces; d'où ces monuments, ces vestiges fabriqués pour renforcer leur emprise sur la terre. La scène-clé du film se trouve être celle où la jeune fille de Boston (Elizabeth Allen) se promène au sommet d'une colline, essayant de comprendre ces signes et ces paysages.
La passion qu'éprouve Ford pour toutes sortes de cérémonies, de rejouissances, de saoûleries communes, de fêtes et de revues, s'explique ainsi. Ce sont autant de preuves tangibles de cette possession que les personnages éprouvent le besoin d'affirmer, car ils savent qu'elle peut leur être arrachée d'un moment à l'autre (le discours de John Qualen dans The Searchers). De là aussi, dans les paysages, cette passion pour l'inaliénable, pour tout ce que le temps ne peut attaquer: plaines désertiques, rochers de la Monument Valley. On a l'impression que le cinéaste, comme ses personnages, veut posséder à tout prix ces étendues, en restituer la beauté la plus secréte, en faire sentir l'éternelle stabilité, cette stabilité que recherchent les hommes. Pas tous cependant. L'un d'eux s'est dressé contre cette vie organisée, dans ce qui est peut-être la seule tragédie individualiste de Ford, The Searchers, oeuvre à part, déchirée et poignante. John Wayne, projection inversée du héros fordien, concrétisation de ses désirs inavoués, cherche désespérément à rester un rebelle, un solitaire. Mais au bout d'une course sans espoir, d'une quête de dix ans jalonnée de cadavres de femmes (indiennes ou blanches, toutes arrachées à leur communauté, famille ou tribu), d'Indiens ou de soldats, il comprendra l'inutilité de sa révolte. Voulant à tout prix l'intégrité d'un milieu dans lequel il refuse de vivre, il ne s'est pas aperçu qu'autour de lui tout a changé et que sa lutte est stérile. Il n'y a plus de place pour lui dans ce monde et il est condamné à disparaître, laissant la place à une nouvelle génération incarnée par Jeffrey Hunter.
A travers cette vaste saga de l'errance se dégage peu à peu une idée maîtresse, immense. La naissance d'une société démocratique et nationale. A travers ces drames paysans, westerns ou films sociaux, ce sont les débuts de la démocratie américaine qui nous sont contés et tous ses problèmes envisagés. Charles Pinot Duclos (« Voyage en Italie », tome VII, p. 35): « C'est sur l'état de paysan que je juge d'un gouvernement et d'une société », ou encore Commynes: « A la longue, il n'est nulle des grandes nations dont le pays à la fin ne demeure aux paysans ».
Et finalement, c'est ce que Ford nous montre, la transformation d'une société rurale en société industrielle et l'adaptation des individus (ou leur manque d'adaptation) à cette transformation. Leur effort pour rester fidèle à eux-mêmes, à leur maniére de penser et de vivre, qui se trouve menacée par les bouleversements historiques.
Il n'est pas étonnant qu'il ait une prédilection pour une certaine époque, pour un certain genre de personnes. Les moments où l'on fonde quelque chose, État ou société, sont toujours les plus exaltants, car ils contiennent en germe des promesses fabuleuses, et aussi les moments où le pays fondé traverse une crise terrible (How Green Was My Valley, The Grapes of Wrath), une guerre, un conflit, car alors un nouvel espoir renaît: repartir à zero, tout recommencer comme dans Wagonmaster. Cette attitude témoigne du même état d'esprit que les cinéastes russes, Donskoï notamment, dont la prédilection va d'emblée aux premiers jours d'une révolution.
Mais cette volonté d'exalter un effort collectif (même à travers une oeuvre critique) finit, l'âge aidant, par se parer d'une teinte d'amertume. De la simplicité conquérante de Drums Along the Mohawk à She Wore a Yellow Ribbon où l'on voit un officier, au hasard de quelques rencontres et d'une promenade monotone, récapituler toute son existence et la remettre en question, s'interroger sur la vanité de sa tâche et pourtant la poursuivre, il y a une différence enorme.
Les héros de Ford vieillissent avec son oeuvre et le succès ne vient plus comme avant couronner leurs efforts (Spencer Tracy dans The Last Hurrah, John Wayne dans Liberty Valance ou The Searchers). Le dernier plan de Liberty Valance nous montre un vieillard qui pleure. Le doute s'insinue et avec le doute, la tristesse. Peut-être aussi que Ford a pris conscience de son propre déracinement, de son propre exil à l'intérieur de Hollywood, du cinéma américain (exil que partagent à des titres divers Walsh et McCarey). Peut-être s'est-il rendu compte que son oeuvre demeurait inébranlable, comme ces rochers de la Monument Valley, qu'elle n'avait jamais changé et ne changerait sans doute jamais, mais que tout, autour d'elle, disparaissait, s'effondrait ou se transformait et qu'il ne restait plus que quelques rochers immenses, perdus au milieu d'un immense désert.
Bertrand TAVERNIER.
Présence du Cinéma n° 21, março 1965, p. 1-6
Um comentário:
très intéressant, merci
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