terça-feira, 25 de agosto de 2015

1963, l'été indien d'Hollywood

LOUIS SKORECKI 27 AOÛT 2003 À 00:43

Cet année-là, Walsh, Hawks et Dwan étaient encore les mousquetaires du cinéma, et Ford était leur d'Artagnan.

Ils étaient quatre, comme toujours. Aux côtés du vieux Walsh encore solide, d'un Hawks de plus en plus serein, d'un Dwan sans âge, Ford jouait les d'Artagnan muets. Comme ils n'étaient pas payés pour parler, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. On était en 1963 et je croyais que le cinéma avait de beaux jours devant lui. Cet été-là, au 8425 Hollywood Boulevard, dans une villa qui avait abrité les amours d'un mousquetaire d'un autre bord, l'espion allemand Errol Flynn, je parlais cinéma avec le «concierge» des lieux, un aventurier du nom d'Axel Madsen, qui avait sa combine pour ne pas payer de loyer , acheter les feuilles de papier au kilo et se nourrir de viande de cheval (un Américain se ferait tuer plutôt que de manger du cheval). Pour infiltrer les projections privées, Madsen avait son idée. Surtout ne pas se présenter comme envoyé spécial de Visages du cinéma (la revue dont j'étais le patron et dont le troisième numéro ne paraîtrait jamais), ou même des Cahiers du cinéma. Dire d'un ton sec et péremptoire qu'on collaborait au «french Sight and Sound», du nom de la prestigieuse revue britannique. Ne pas oublier qu'on est au début des années 60, avant la révolution auteuriste, ce coup d'Etat exporté aux quatre coins du monde par les Cahiers, et que les Américains méprisent encore le cinéma, le leur comme celui des autres.

Rendre visite à Dwan, Lang ou Minnelli, c'était un rêve de gosse. La jungle du cinéma n'était pas encore défrichée, et j'avançais les yeux écarquillés, détournant le regard devant le pantalon largement ouvert du vieux Renoir, retenu par une grosse ficelle, qui laissait voir son ventre généreux. Tourneur disait que Renoir l'invitait souvent à déjeuner sur les collines d'Hollywood. Il n'y avait aucun endroit où on mangeait aussi bien. On parlait de tout, sauf de cinéma. Mieux vaut ne pas parler de cinéma si on veut bien manger. De toute façon, il y a peu de chances que Renoir ait eu la curiosité d'aller voir un film de son ami Tourneur. La seule chose qui rapprochait ces deux Français d'Hollywood, c'était leur père. Auguste Renoir et Maurice Tourneur, ça se valait presque. Pas tout à fait, mais presque.

Il me faudra des années pour comprendre que l'une des expériences de cet été 1963 ­ assister au tournage de A Distant Trumpet, le dernier Walsh et l'un des derniers grands westerns ­ serait la plus belle émotion de cinéma de ma vie. Les deux étés suivants, j'ai rencontré Buster Keaton, Sternberg, McCarey, Ida Lupino, Preminger, Jerry Lewis, Stuart Heisler et quelques autres. J'ai vu tourner Hawks en Arizona, sur les extérieurs d'Eldorado, dans cette merveilleuse ville de cow-boys que chaque nouveau western habillait de couleurs différentes. J'aurais pu rencontrer Ford, mais j'étais trop bête pour comprendre que c'était le plus grand. Il était d'Artagnan et je ne le savais pas. Je ne savais pas non plus que la partie qui se jouait ces étés-là (1963, 1964, 1965) avait bel et bien été perdue depuis six ou sept ans. Qui ne sait pas aujourd'hui que l'automne hollywoodien se situe entre 1955 et 1959, entre la trahison télé de Hitchcock et Rio Bravo, le grand western terminal hawksien ?

Oreille trouée. Au moment de la ressortie des Cheyennes, ces souvenirs de l'automne du vieil Hollywood se pressent dans le désordre. Entre l'amertume du vieux Sternberg, qui passait ses loisirs à sculpter une porte monumentale («pour moi, c'est aussi important qu'un nouveau film»), les rires éteints d'un Buster Keaton asthmatique perdu dans sa ferme de San Fernando Valley, les ricanements de folle tordue de Cukor se moquant autour de sa piscine du «beatnick Nicholas Ray, réduit à faire tourner la vieille strip-teaseuse Gypsy Rose Lee», qu'est-ce qui a le plus d'importance ? Cukor n'oubliait-il pas un peu vite que Gypsy Rose Lee avait été le grand amour de Preminger, ce même Preminger dont Minnelli confiait cet été-là combien il avait admiré le Cardinal, qui allait bientôt être démoli par toute la critique, à Paris comme à Holly wood. Faut-il raconter le pas de deux de McCarey, tirant sur son oreille trouée en essayant de se rappeler comment ça lui était arrivé, pendant qu'un jeune executive chuchotait qu'«on lui laissait un bureau parce qu'il avait fait gagner beaucoup d'argent au studio, mais qu'il ne tournerait plus jamais» ?

Il faudrait pouvoir mimer les directives de Tashlin à Jerry Lewis (pendant que l'acteur jouait au basket sur le plateau), ou celles d'Ida Lupino à ses jeunes comédiens, sur un téléfilm oublié. Comment décrire la jalousie de Stuart Heisler, qui ne pensait qu'à quitter le plus vite possible l'interview pour aller baiser sa jeune femme dans la chambre à côté ? Comment expliquer à de jeunes cinéphiles qui n'ont jamais connu le merveilleux cinéma d'usine, la terreur d'Edward Ludwig, réalisateur préféré de John Wayne, réduit à demander au jeune chef de studio d'Allied Artists la «permission» de donner, pour la première et dernière fois de sa vie, une interview de cinéaste ?

Rires tonitruants. Et si on se concentrait sur les trois mousquetaires du cinéma hollywoodien, Allan Dwan, Howard Hawks, Raoul Walsh, sans oublier leur merveilleux d'Artagnan, John Ford ? Pas facile d'oublier les rires tonitruants de Dwan (1885-1981), qui avait presque 80 ans à l'époque, quand il racontait comment une flèche s'était plantée dans le postérieur d'un passant pendant le tournage de son Robin des Bois muet. Le plus extraordinaire, dans ses souvenirs très précis, c'était son entrée en cinéma, ce passage du statut d'électricien (de câbliste, plutôt) à celui de metteur en scène, une fonction qui ne valait pas mieux que celle de contremaître. Insister sur cette fonction inaugurale du cinéaste, réduit au rôle de surveillant général.

Celui qui parlait le plus, c'était Hawks (1896-1977). Sur Eldorado, son avant-dernier film, il ressemblait lui aussi à un simple contremaître. Et si rien n'avait changé en cinquante ans, entre 1915, quand Dwan était devenu cinéaste par hasard, et 1965, quand Hawks tournait cette suite pas très réussie de Rio Bravo, second volet d'une trilogie dont le troisième, Rio Lobo, allait être plus mauvais encore ? Perché sur sa grue, H.H. semblait endormi, veillant les yeux mi-clos, sous un improbable Stetson de paille, à la simple bonne marche des opérations. Il me faudra des années pour comprendre que c'est cela, et rien d'autre, le métier de cinéaste. Cet été-là, Robert Mitchum et John Wayne se montraient avec moi d'une simplicité, d'une générosité, d'une ouverture d'esprit que je n'aurais jamais imaginées. Ces deux-là étaient tellement dissemblables et tellement identiques. Dans leur façon de travailler, aucune différence. Les grands acteurs travaillent toujours pareil, ce sont des machines célibataires, de belles machines à jouer. Pourquoi le cinéaste, n'importe quel cinéaste, leur donnerait-il une indication, n'importe quelle indication ? Hawks n'avait pas encore appris à dire qu'il «filmait à hauteur d'homme», ou que son thème favori «c'était l'amitié virile». Dans quelques mois, pas plus, il s'y mettrait. Ce ne serait plus l'automne hollywoodien, ce serait l'hiver.

Voir Raoul Walsh (1887-1980) travailler sur son dernier film, A Distant Trumpet, c'était pareil et différent à la fois. Il ne donnait pas plus d'indications à Troy Donahue que Hawks n'en donnait à son jeune protégé, James Caan. Un oeil bouché par un méchant bout de coton, il regardait de l'autre les protagonistes de ce western désenchanté, consacré, comme les Cheyennes, aux dernières guerres indiennes. Sur fond d'amour, de jalousie, de désir (le seul sujet walshien), il s'intéresse pour la première et dernière fois à un simple Peau-Rouge dégingandé, un personnage presque déplacé chez lui, qui serait plus à l'aise dans les décors picaresques de la Captive aux yeux clairs (Hawks, 1952). «Regardez cet Indien, ne cessait de répéter Walsh, vous ne trouvez pas qu'il est extraordinaire ?» Dans le film terminé, l'Indien est juste une apparition, une voix qui avertit avec véhémence que d'autres temps se préparent. C'est la fin d'une époque, la fin d'un certain cinéma. Dans l'ombre de Walsh, un autre aventurier, le grand chef-opérateur William Clothier. Il avait quelques beaux Ford derrière lui (Donovan's Reef, l'Homme qui tua Liberty Valance, les Cheyennes). Il ferait bientôt le dernier Hawks, Rio Lobo.

Enigme. C'est sur le tard que Ford (1895-1973) signe ses trois plus beaux films : Seven Women (1966), qui serait encore plus émouvant si Patricia Neal n'avait été remplacée au pied levé par Anne Bancroft, et Young Cassidy, ce film que le cinéaste s'était permis deux ans plus tôt de ne pas signer, et même de ne pas tourner. Au bout d'une semaine, malade, il laissait la place à Jack Cardiff. Pourquoi cette autobiographie du jeune Sean O'Casey, le plus grand écrivain irlandais, est-elle aussi fordienne, aussi bouleversante ? La signature d'un film, cet acte par lequel un réalisateur s'en attribue la paternité aux yeux du monde, reste un mystère. Aujourd'hui que l'hiver glacial du cinéma a succédé à son automne tardif, qui se soucie de ce genre d'énigme ?

Et si le dernier vrai film de John Ford était The Colter Craven Story, 122e épisode de la célèbre série télé Wagon Train, que Ford réalise en 1960 pour faire plaisir à son vieil ami et acteur fétiche, Ward Bond ? Il y retrouve les comédiens familiers de sa troupe, Carleton Young, Ken Curtis, Hank Worden, John Carradine, et même Mae Marsh, rescapée des plus beaux Griffith (Naissance d'une nation) et des plus beaux Ford (les Raisins de la colère, Wings of Eagle, les Deux cavaliers, les Cheyennes). Dans le rôle du général Sherman, l'ami John Wayne fait une dernière apparition. Personne ne pleure. Il est trop tard pour pleurer. Ward Bond meurt quelques mois plus tard. Après sept ans sans tourner, Ford meurt lui aussi, le 31 août 1973. Il n'était plus là depuis longtemps.

SKORECKI Louis

Nenhum comentário:

Arquivo do blog