terça-feira, 25 de agosto de 2015

Du côté de chez Dwan

02/08/2002 à 00h34

Le festival de Locarno consacre une rétrospective au grand cinéaste américain oublié, qui tourna près de 300 films avant de mourir à 97 ans.

SKORECKI Louis

Quarante films d'Allan Dwan sont programmés à Locarno. C'était un très grand cinéaste, le chaînon manquant entre le fondateur du classicisme américain, DW Griffith, et ses deux disciples les plus célèbres, John Ford et Raoul Walsh. Si le nom de Dwan est moins connu que celui de Ford (qu'il fit débuter comme accessoiriste et homme à tout faire), c'est la faute à la télévision. Un cinéaste ne saurait exister si la télé l'ignore. Qu'on se rappelle l'étrange histoire de Raoul Walsh. Il y a quatre ou cinq ans, personne ne connaissait son nom. Depuis que Cinétoile et Ciné Classics l'ont programmé, c'est simple, il est devenu un classique. C'est bien, c'est mal, allez savoir. Disons que c'est comme ça. La vie et la mort des cinéastes tiennent à peu de chose. Elles tiennent à ce petit bout d'écran ridicule, tenu encore en suspicion par trop de cinéphiles nostalgiques des salles qu'ils n'ont même pas connues. C'est cette même télé, en l'occurrence Arte, qui passait il y a deux semaines l'un des chefs-d'oeuvre d'Allan Dwan, le rarissime Tide of Empire (Naissance d'un empire), son dernier muet. N'y pas parler semblait dérisoire tant il était évident que le silence lui donnait des ailes.

Le plus grand cinéaste oriental de l'Ouest américain

Moins épique que Griffith, l'art dwanien repose sur un sens extraordinaire de l'équilibre, un sens de l'harmonie qu'il ne partage avec personne. C'est le cinéaste de la mesure et du bonheur, une sorte d'Ozu bonhomme ou de Mizoguchi rieur. Depuis les années dix, il a jeté sur le monde, à partir de ce petit bout de désert californien pas encore balisé, pas encore hollywoodianisé, un regard qu'aucun drame, même le plus noir, n'a jamais réussi à brouiller. C'est le plus grand cinéaste oriental de l'Ouest américain, peut-être le dernier Américain d'Amérique.

Une fois qu'on a dit ça, on est bien avancé. Pour dire les choses comme elles sont, c'est même là qu'on devrait commencer à ne plus rien comprendre. Si tout ce qui précède est vrai, à savoir qu'il est naturel de célébrer un grand artiste américain avec quarante de ses films, ce n'est vrai que depuis peu de temps. On veut dire par là que célébrer Dwan il y a cinquante ans aurait été impossible. On trouvait plus facilement les copies de ses films, mais on ne les aurait pas montrées. Et si on ne les aurait pas montrées, c'est tout simplement qu'on n'y aurait pas pensé. On n'y aurait pas pensé parce qu'il n'existait pas. Il était vivant mais il n'existait pas. Il tournait encore (il a même signé entre 1950 et 1960 quelques-uns de ses plus beaux films, Surrender, Silver Lode, Slightly Scarlet, The Restless Breed, autant de merveilles ignorées par Locarno), mais personne ne pensait à les trouver beaux. Enfin, presque personne. Il faudra attendre plus de quinze ans pour trouver, du côté des Cahiers du cinéma et surtout du formidable double numéro de Présence du cinéma, Allan Dwan-Jacques Tourneur, paru en 1966, quelques signes d'intérêt, quelques signes d'enthousiasme. Est-ce à dire qu'on était plus bête en 1950 qu'en 2002 ?

A en juger par la vitalité du cinéma de ces années-là, ce serait plutôt le contraire. Alors ? Alors, c'est simple. Il y a cinquante ans, la figure du cinéaste telle que nous la connaissons n'avait pas encore été inventée. Le cinéaste n'existait pas. Il travaillait mais il n'existait pas. Ni son rôle, ni sa fonction n'étaient définis. C'était un nom parmi d'autres sur d'interminables génériques, l'un des rouages anonymes du merveilleux cinéma d'usine des grands studios, lui-même longtemps considéré comme un simple artisanat anonyme et collectif.

Hollywood, une journée de juillet 1963

Le cinéaste n'existait pas. Répéter cette évidence pour s'en convaincre. Oublier cela reviendrait à ne rien comprendre à l'art et la manière du cinéma tel qu'il s'est intensivement pratiqué jusqu'au début des années soixante, avant l'irruption de la télévision et de la critique de cinéma. Epoque innocente où il n'y avait que des films, des stars, des spectateurs. On rêvait, ça prenait assez de temps comme ça. Ce monde du grand cinéma, le cinéma des artistes de l'ombre, des anonymes dont le nom, sous le titre, ne disait rien à personne, ce monde-là n'existe plus. Il n'existait, relisez ça deux fois, c'est difficile à comprendre, pour autant que la figure du cinéaste n'avait pas encore été inventée, pour autant qu'il ne s'avisait pas de ressembler à ce qu'on allait bientôt dire qu'il était. Tant que le cinéaste n'existait pas, le cinéma régnait dans le monde. Le metteur en scène, le réalisateur, c'était juste un employé, un artiste d'usine. Le temps n'était pas venu où on lui tisserait des légendes. Pas encore.

J'ai rencontré Allan Dwan en juillet 1963, à Hollywood. Il allait sur ses 80 ans, mais il était encore vif et enjoué, parlant avec enthousiasme de deux ou trois projets de films qu'il comptait bien réaliser. Il ne savait pas que Most Dangerous Man Alive (1958), l'un de ses films les plus fauchés mais aussi l'un de ses plus beaux, serait son dernier. Encore vingt-cinq ans à vivre, vingt-cinq ans à se laisser tranquillement mourir au soleil, en centenaire paisible. Il a parlé des heures, le vieux Dwan, sa mémoire était étonnante. Détails truculents (une flèche qui se plante dans le derrière d'un spectateur pendant le tournage d'un film muet), anecdotes des années de gloire, les années Suez (avec des superstars comme Tyrone Power et Annabella), belles leçons de morale cinématographique à l'usage des jeunes générations...

L'entretien n'est paru nulle part, la bande magnétique s'est perdue. Toute cette histoire, pourrait-on dire, n'a jamais existé. Comment un cinéaste qui n'existe pas, qui ne sait pas encore qu'il existe en tant que cinéaste, pourrait-il avoir parlé au représentant d'une profession, la critique de cinéma, qui n'existait pas davantage ? Tout ça devait être un rêve, une hallucination. Cette journée avec Dwan en 1963, c'est sûr, je l'avais imaginée. Un jour, pourtant, j'ai retrouvé des photos, des photos de lui. C'est lui, c'est Dwan ! Je le reconnais, ça me revient, je l'avais photographié avec mon appareil à six sous, un Photax. Ce nom-là, je n'aurais pas pu l'inventer. On était dans sa villa modeste à Hollywood, il posait en jeune vieillard bedonnant devant les palmiers. Même les palmiers ne le connaissaient pas. Personne ne le connaissait. C'était un grand cinéaste, un homme tranquille. Deux ou trois cents films au compteur, juste deux ou trois anecdotes à raconter. Mais il fallait insister, hein ! Ce n'était pas un bavard, le vieux Dwan. OEil rieur, parole économe. «Ma vie, mon oeuvre», ce serait pour plus tard.

«J'étais électricien, je tirais les câbles, si vous voulez.»

Et puis tiens, en voilà d'autres, des photos de tournage, je m'en rappelle, il me les avait données. C'est en relisant l'entretien que Dwan a donné un an plus tard au regretté Simon Mizrahi, un entretien sublime de maigreur et de précision (Présence du cinéma, n° 22-23, à rééditer d'urgence), que les mots d'Allan Dwan, ceux de cette merveilleuse après-midi de juillet 1963, se sont mis à revenir, à prendre forme. Ne lisez pas l'entretien romancé de Peter Bogdanovich avec le vieux Dwan (on pourrait titrer «Ma vie, mon oeuvre», tant c'est emphatique et si peu naturel, si peu vrai, si peu dwanien), un entretien paru à l'origine en 1971 (Allan Dwan, The Last Pioneer), et qu'on retrouve dans le livre pompeux édité par Locarno et les Cahiers du cinéma (1). Ce sont des anecdotes réchauffées, sans saveur, répétées pour la énième fois à un groupie trop brûlant du désir de les entendre, et d'entendre celles-là précisément, pour qu'on ne les lui ânonne pas. Les longues confidences de Dwan à Bogdanovich souffrent d'avoir été trop espérées, trop attendues. Avec Mizrahi, Dwan parle simplement, franchement, encore étonné de se voir poser des questions. Il a juste fait son travail pendant cinquante ans, c'est tout. Ford aussi renâclait à répondre. Répondre, ce n'était pas leur travail.

«Vous voulez savoir comment j'ai débuté, c'est ça ?» Filmographie sommaire sur les genoux, j'attends la réponse du vieux maître. Il ressemble à un WC Fields sobre, sortant d'un régime amaigrissant. Rigolo, modeste, pince-sans-rire. «Oui, monsieur Dwan.» Il ménage ses effets, me regardant d'un oeil malicieux. «C'était en 1909 ou en 1910, je ne sais plus exactement. J'étais électricien, je tirais les câbles, si vous voulez. Un jour, le metteur en scène n'est pas venu. Malade ou bourré, je ne me rappelle plus. "Qu'est-ce qu'on fait ?", demandaient les acteurs. "Il faut tourner. On est en retard." Personne ne bougeait. "Qui veut être metteur en scène ?" On se regardait dans les yeux. Le silence se faisait plus épais. C'est là que j'ai levé la main. "Moi." J'ai été pris comme réalisateur. Ça a duré cinquante ans. Ça dure encore.»

(1) Allan Dwan. La légende de l'homme aux mille films, ed. Cahiers du cinéma, en librairie le 23 août, 256 pp.; 25 a.

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