segunda-feira, 8 de outubro de 2007

DÉJÀ, JADIS

par Pascal Bonitzer

Ils s'approchèrent donc de la Tortue « fantaisie » qui les regarda venir de ses grands yeux embués de larmes mais d'abord se tint coite.
« Cette jeune personne que voici, dit le Griffon, elle voudrait bien que vous lui racontiez votre histoire, pour sûr. »
« Je vais la lui raconter, répondit, d'une voix caverneuse, la Tortue « fantaisie ». Asseyez-vous, tous deux,
et ne dites pas un mot avant que je n'en aie fini. »
Ils s'assirent donc et, durant quelques minutes, nul ne prit la parole. Alice se dit: « Je ne vois pas comment elle pourra
jamais finir si elle ne commence pas. » Néanmoins elle attendit patiemment.
« Jadis, dit enfin, dans un profond soupir, la Tortue « fantaisie », jadis j'étais une vraie Tortue. » (!)

Une mélancolie profonde émane de L'Etat des choses. Pourtant, nul film, semble-t-il, ne s'est fait aussi facilement, aussi légèrement, voire aussi désinvoltement. Le casting du film est, la circonstance vaut tout de même d'être soulignée, un casting pirate: Wenders s'est purement et simplement servi, à quelques complices et amis supplémentaires près (Bauchau, Fuller, etc.) de l'équipe artistique et même technique - Alekan compris - du film de Raoul Ruiz, Le Territoire, tourné immédiatement avant. En quelque sorte du cinéma ready-made, Le Territoire a été peu vu, c'est le destin malheureusement fréquent des films de Ruiz, toujours en avance de plusieurs films sur les distributeurs et les exploitants. Dans Le Territoire comme dans L'Etat des choses, remarquons-le encore, il est question de survie. Là s'arrêtent les ressemblances. La survie chez Ruiz est un thème poétique, développé dans le risque constant de l'invention cinématographique, de l'invention narrative infinie qui sont la marque singuliére de son cinéma singulier. Raoul Ruiz n'est jamais en peine d'histoires, non plus que d'inventions plastiques; s'il y a bien quelque chose que doit le faire rire, ce sont les lamentations sur le manque d'histoires et la fin du cinéma.

La survie, dans L'Etat des choses, est d'abord littéralement le théme du film-dans-le-film dont l'interruption faute d'argent constitue l'argument de la fiction; ce film-dans-le-film est en effet intitulé, on l'apprend d'entrée de jeu, The Survivors. Si l'on en juge d'aprés les quelques prises sur lesquelles s'ouvrent, en nuit américaine, L'Etat des choses, il n'a pas l'air gai. L'Etat des choses n'est pas gai. Non seulement pas gai, mais pendant bien les trois-quarts de son déroulement il ne s'y passe à peu prés rien: un tournage en panne au bord de l'Atlantique, non loin de Sintra, de Lisbonne, un producteur disparu dont l'équipe attend, dans un marasme général, l'improbable retour (le nom du producteur en question, Gordon, a une inquiétante assonance beckettienne), tel est en gros l'état de la fiction, jusqu'à ce que le metteur en scène, Friedrich, se décide à aller voir de l'autre côté de l'Atlantique, à L.A., ce qui se passe.

Comme les imagens, signées Alekan, ne manquent pas de beauté ni les cadrages de virtuosité et que parfois un mouvement, une émotion, un frémissement passent imprévisiblement, tels Alice devant la Torture nous attendons patiemment.

Parfois, un événement infime, ou étrange, ou pathétique, ravive l'attention: un morceau de bois de forme vaguement humaine projeté à travers une vitre, la nouvelle plus ou moins attendue de la mort de la femme du directeur de la photo (Samuel Fuller), le retour de celui-ci à L.A. après une cuite dans un bar de Lisbonne... Une chose en outre nous intrigue: le film est entièrement en noir et blanc. Nous aimons le noir et blanc, or pour une fois l'emploi nous en paraît ici peu nécessaire, étrange et arbitraire. Que le fim-dans-le-film, The Survivors, soit en noir et blanc, pour le peu qu'on en voit et qui nous suffit d'ailleurs, cela se conçoit; mais que tout le film l soit, alors que le Sud, l'Océan, Sintra, nous paraissent plutôt appeler la couleur, on se sent vaguement frustré. On se souvient alors - si on est au courant - que Wenders avait souhaité, a-t-on dit, tourner Hammett en noir et blanc, désir plus logique s'agissant d'un thriller évoquant l'avant-guerre (s'il est un genre que bénéficie du noir et blanc et auquel la couleur convient rarement, c'est le thriller). Coppola, paraît-il, s'y était opposé, ou les Studios. Ce fut peut-être la première d'une série d'avanies, d'impossibilités et de pannes de tournage d'une durée de plus de quatre années, avec le résultat inégal (pour le moins, à mons sens) et en tout cas discuté que l'on sait. Comme par hasard, le-film-dans-le-film, The Survivors, le film en panne, est censé être le remake d'un film de Dwan (The Most Dangerous Man Alive, 1961). Comme par hasard, le metteur en scène, incarné par Patrick Bauchau, est censé être à demi Allemand et se prénomme Friedrich; c'est selon son voeu explicite que The Survivors, avant d'être brutalement et inexplicablement interrompu par la disparition du producteur Gordon, a commencé d'être tourné en noir et blanc. On soupçonne ainsi que ce double tournage en noir et blanc - celui du film et celui du film-dans-le-film - représente une sorte de revanche de la part de Wenders sur l'impossibilité recontrée en Californie, à Zoetrope, de tourner Hammett autrement qu'en couleurs. Eh bien, pas du tout. Il n'y a rien là d'anecdotique. La question, le choix du noir et blanc, est en réalité le coeur même du propos de Wenders. La raison d'être et la structure même de la fiction ne tiennent à rien d'autre. En un mot, le noir et blanc est proprement le MacGuffin de L'Etat des choses. Il faut pour le comprendre avoir la patience d'Alice face à la Tortue: nous sommes en effet, Wenders peut en témoigner, à l'ére du cinéma « fantaisie » (Lucas-Spielberg-Coppola); autrefois, lâche dans le dernier quart d'heure du film, par le truchement du fuyant Gordon, Wenders, autrefois, on faisait du vrai cinéma - autrefois, il était possible de tourner en noir et blanc. Aujourd'hui, impossible. Et Friedrich que s'y est risqué, et Gordon qui l'a laissé faire à saguise, vont carrément le payer de leur vie.

Comment est-ce possible? La fiction de L'Etat des choses ne tient, redisons-le, qu'à un mystère ténu, celui de la disparition du producteur retourné au Nouveau Monde, à L.A. Friedrich finit par s'y rendre à son tour pour savoir de quoi il retourne. Gordon est son ami, il lui doit, à tout le moins, une explication. Il mène son enquête et saura la vérité. Le film a été interrompu, le producteur a disparu, parce que le film était en noir et blanc. L'idée est plus qu'astucieuse, presque géniale, en tout cas vertigineuse.

Au cours de son enquête, où il apprend que les fonds qui ont servi à financer The Survivors sont d'origine équivoque, Friedrich retrouve un peu par hasard Gordon qui se cache dons une vaste roulotte itinérante, pilotée por un chauffeur-garde-du-corps, pour dépister les tueurs lancés à ses trousses. Pourquoi des tueurs aux trousses de Gordon? Parce que le film était en noir et blanc. Vous ne comprenez pas? C'est que vous ne connaissez pas la Californie. L'Etat des choses est à peine une fable, à peine un message désabusé sur « l'état des choses ». A peu d'éléments prés, l'histoire pourrait bien être réele. (Elle est, d'ailleurs, manifestement à clé).

De quoi s'agit-il? Les bailleurs de fonds, bien sûr, sont des gangsters, c'est l'inusable Mafia. The Survivors a été financé, ou a commencé d'être financé (puisqu'on a dû supporter sa panne pendant pas loin d'une heure et demie sur deux) par de l'argent « blanchi ». Autrement dit de l'argent de provenance crapuleuse, drogue, prostitution... On sait que l'argent sale de la Mafia est généralement reconverti dans les entreprises légales, immobilier ou cinéma, ce qu'on appelle le blanchir. Cela ne veut pas dire qu'il no doit pas rapporter. Or le caprice, ou le sourci artistique de Friedrich (alter ego de Wenders), celui de tourner en noir et blanc, rend tout bêtement le film inexploitable, invendable (ne serait-ce qu'aux chaînes de télévision, aux câbles, etc.). C'est donc de l'argent foutu. Donc le responsable de la gestion de l'enterprise doit être abattu, nommément Gordon. Telle est, du moins, l'une des interprétations possibles du récit que celui-ci, dans la roulotte en marche, fait à Friedrich, dans une scène d'ailleurs fort belle (et qui emporte le morceau) d'amitié virile éthylique, hollywodienne et sentimentalement désesperée. L'explication repose sur un syllogisme implicite, un enthymème, qui est au fond le mode de raisonnement des gangsters, leur logique stupide et implacable.

L'innocence de l'artiste, semble ainsi vouloir dire Wenders, c'est de ne rien vouloir savoir de cette logique meurtriére, qui en dernière analyse est celle de l'argent. Il est donc condamné, toujours nécessairement condamné. Dans l'ultime scène du film, Gordon et Friedrich descendent de la roulotte pour se donner l'accolade de l'adieu. La balle des tueurs frappe Gordon dans le dos alors qu'il étreint, littéralement dans les bras de son ami, son double, son frére, Friedrich. Friedrich le voit tomber à ses pieds et, armé seulement d'une caméra 8 mm, il la braque devant lui, en un vertigineux panoramique subjectif, sur la perspective mouvante et vide de l'avenue hollywodienne où passent d'aveugles voitures. Une seconde balle, tirée de nulle part, l'abat à son tour. Il tombe sans lâcher la caméra, et l'image se renverse, - tandis que dans l'avenue une voiture fait brutalment demi-tour dans un crissement de pneus - puis elle se fige.

L'Etat des choses, sans doute, est non seulement un filme « à clé », mais un film symbolique. Sans doute exige-t-il du spectateur qu'il s'intéresse d'un peu prés à « l'état des choses » dans le cinéma actuel, et plus particulièrement à l'état de Wim Wenders à l'époque du tournage rapide de ce film (peu avant d'achever Hammett) - pas gai, s'il le fut jamais. En un mot, c'est un film narcissique. Reste qu'il touche, sensiblement, et jusque dans la virtuosité extrême des cadrages, un art baroque du plan (effet de miroirs, de vitres, de rétroviseurs qui se souviennent peut-être de Welles, surtout dans la partie californienne), à un point de réel du cinéma: ce par quoi celui-ci, obstinément, est un art, et en tant qu'il témoigne (c'est se qu'indique sèchement le titre du film).

Sans l'Etat des choses, Hammett est incomplet et vice-versa. Les deux films forment les deux volets d'un diptyque et ce diptyque témoigne, décrit deux fois un martyre. Le martyre classique (ou « post-moderne ») du personagge Hammett ne prend son vrai sens qu'en regard du chemin de croix du personnage Friedrich, qui accomplit le trajet inverse: le premier sort du monde des tueurs pour aller vers celui de l'art, le second sort du monde de l'art pour aller à la rencontre des tueurs. Entre les deux volets inclinés en miroirs de ce diptyque, j'imagine ainsi Wenders contemplant son image redupliquée à l'infini, comme dans le plan final d'All About Eve; mais ce reflet démultiplié ne lui renvoie aucune anticipation de triomphe et de jouissance, mais seulement une interrogation blème et inquiète.

- Que signifie être un « survivant »? Cette question est apparemment la sienne. Elle le mènera bien quelque part.

« Ces paroles furent suivies d'un très long silence, rompu seulement de temps à autre par un « hjchrrh! » poussé par le Griffon, et par les songs sanglots incessants de la Tortue « fantaisie ». Alice était sur le point de se lever et de dire: « Merci, madame, de m'avoir raconté votre histoire si intéressant »; mais elle ne pouvait s'empêcher de penser que la Tortue avait sûrement encore quelque chose à dire. Elle resta donc assise, immobile et sans souffler mot. » (1)

(1) Lewis Carroll, « Les Aventures d'Alice au Pays des Merveilles », trad. Henri Parisot (Aubier-Flammarion).

(Cahiers du cinéma n° 340, octobre 1982)

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