terça-feira, 30 de outubro de 2007

GRANDEUR ET SOLITUDE D'UNE ÉCONOMIE CINÉMATOGRAPHIQUE :

l'exemple de la Série B à travers Silver Lode
(Quatre étranges cavaliers, Allan Dwan, 1954
)

À Debra Paget et à Arlene Dahl
À Edward Ludwig

Allan Dwan est peut-être le seul cinéaste à avoir réussi avec autant de constance et de force à allier les contraintes économiques et temporelles, le choix limité des décors et des acteurs avec une aussi grande flamboyance formelle et esthétique; le seul à avoir su régulièrement (à la différence des errements d'un Edgar G. Ulmer, par exemple) transformer en moteur de la création des substrats qui doivent beaucoup au hasard et à la chance, au manque de moyens et au pragmatisme (de la production comme de la réalisation).

Pourquoi, dans une fin de carrière somptueuse et déchirante, privilégier Silver Lode? Dwan a réalisé des films avec encore moins de moyens (Restless Breed, 1957) ou encore plus d'âpreté (Angel in Exile, 1948), plus sensuels (Slightly Scarlet, 1956, avec Rhonda Fleming et Arlene Dahl) et plus cruels (The River's Edge, 1957), enjoués (Tennessee's Partner, 1955) ou tragiques et crépusculaires (The Most Dangerous Man Alive, 1962), des films dont l'interprétation est unifiée par la même grâce (The River's Edge avec Debra Paget, Anthony Queen et Ray Milland), hétérogène (Enchanted Island, 1958, avec Dana Andrews et Jane Russell) ou encore dominée par une figure forte (Barbara Stanwyck dans Cattle Queen of Montana, 1954). Pourquoi dès lors privilégier Silver Lode? Pour des raisons à la fois historiques et esthétiques: il s'agit de la première collaboration de Dwan avec une équipe à qui il restera fidèle et qui donnera naissance aux futurs chefs-d'œuvre, devenus comme des mots de passe pour cinéphiles (de Jacques Lourcelles ou Simon Mizrahi à Jean-Claude Biette…) que sont Tennessee's Partner ou Slightly Scarlet. Cette équipe réunit le producteur Benedict Bogeaus, le chef-opérateur John Alton, le décorateur Van Nest Polgese, le compositeur Louis Forbes. Silver Lode concentre en outre très nettement la beauté et l'ampleur de ce geste propre à la série B. La cantonner dès lors à un mode mineursous prétexte d'un manque de moyens est faux et schématique. En un petite space et avec une grande ambition, elle ressaisit, au contraire, des questions essentielles d'ordre à la fois politique, esthétique et existentiel.

Dwan réussit à transfigurer les éléments de base (caractères, couleurs, affects) pour les sublimer, articulant coûte que coûte sur un plan formel un sujet trop ample avec la pauvreté du matériau, et sur un plan ontologique la loi avec le désir. Qu'est-ce qui fonde l'autorité de la loi, comment l'établir, comment l'empêcher d'être subvertie de l'intérieur et comment s'en défendre? Comment vivre dans une société qui fait mine d'accepter l'individu pour mieux ensuite le rejeter? Comment vivre avec une femme, comment la respecter et être respecté, comment la regarder et comment la toucher? Comment représenter ces questions dans une économie contraignante (générique, budgétaire) avec un casting disparate, peu d'argent, peu de temps? À ces interrogations qui régissent tous ses films d'une manière ou d'une autre (celle-ci apparaîtra quelque fois plus appuyée que celle-là: le politique apparaît peu dans The River's Edge, l'affectif est traité de façon moins lyrique dans Sands of Iwo-Jima, 1950), Silver Lode apporte des précisions exemplaires et rayonne tel un emblème dans la filmographie de Dwan; c'est d'ailleurs ce film qu'a choisi Martin Scorsese dans A Personal Journey Through American Movies (1994) pour illustrer l'art de Dwan et les réussites de la série B (avec les films de Boetticher), célébrant cette esthétique de la contrebande.

La série B comme geste politique

Le marshall MacCarthy (Dan Duryea) vient à Silver Lode le jour de la fête de l'indépendance arrêter Ballard (John Payne): il l'accuse d'avoir tué son frère lors d'une partie de poker et d'avoir volé un butin. Ballard, qui a refait sa vie et s'apprêtait à se marier, devra compter sur lui-même, ainsi que sur deux femmes bien faisantes, pour se défendre contre le marshall. Cette requête maquillait une vengeance, McCarthy avait utilisé la médiocrité des habitants et subverti le substrat démocratique.

Dans Silver Lode, l'affrontement entre le bon et le truand se place d'emblée sur un terrain politique: avec la fête du 4 juillet, qui indique la nature allégorique du récit, et le nom du personnage qui oriente la volonté polémique et partisane. Le village symbolise évidemment l'État américain contaminé par la furie maccarthyste. Il permet à Dwan d'analyser le dysfonctionnement de la société démocratique et de démonter chacun de ses rouages. S'y greffent trois contradictions qui se rapportent d'abord aux deux protagonistes, ensuite aux comportements des citoyens, et enfin à l'essence de la loi.

La première contradiction définit la nature de l'opposition entre les deux personnages masculins, Ballard et McCarthy. Le combat entre le bien et le mal est complexe: dans High Noon (Le train sifflera trois fois, Zinnemann, 1952), alors que les villageois sont en proie à la lâcheté, le représentant de la loi est seul pour installer l'ordre. Ici, le symbole maléfique n'est pas situé hors des sphères de la loi: il les a phagocytées. Ballard, installé à Silver Lode depuis deux ans seulement, possède dans la scène initiale la confiance des citoyens qui fait défaut au second, étranger au pays. La situation se retourne très vite: si McCarthy incarne la légitimité de la loi, Ballard est peu à peu décrit comme un individu sans passé, ni mémoire, ni attaches. La zone d'ombre qui recouvre son histoire s'étale, inquiétante et mystérieuse aux yeux des habitants. Le comité de défense qui s'est très tôt constitué est ainsi quasiment dès l'origine désintégré. Les accusations de calomnie s'estompent au profit d'un doute tenace: Ballard, innocent a priori au début du film grâce à son appartenance à la communauté, devient coupable a priori lorsque cette attache perd sa force.

La seconde contradiction altère le comportement des citoyens. Fritz Lang avait montré avec Fury (1936) comment une opinion publique, contaminée par la haine, devient une machine meurtrière, entièrement gouvernée par ses pulsions. Dwan insiste moins sur la pulsion de mort que sur le mécanisme de l'infection, sur la transmission du doute comme un virus qui déchire les apparences et les rites sociaux, révélant la servilité des âmes. L'autre n'a plus à être apprivoisé: la conservation de l'ordre communautaire passe par la destruction de tout ce qui peut être à même de gripper son fonctionnement et de défaire les hiérarchies qu'elle a construites. C'est moins la médiocrité qui importe au cinéaste (option Duvivier) ou les rages réprimées (option Lang) que l'instant de vacillement pendant lequel les hommes se découvrent, laissant le héros tout à sa solitude.

La troisième contradiction n'affecte ni les protagonistes, ni les citoyens, mais les règles qui unissent les hommes entre eux. Dwan décrit comment un seul individu confisque la volonté générale pour exprimer des intérêts particuliers: la disparition de l'intérêt général transforme une construction démocratique en fondement d'un gouvernement despotique et illégitime, sabordant les principes qui avaient été institués, comme l'atteste l'opposition cruelle entre le discours de l'enfant qui proclame d'une voix mécanique la force du ciment national, et les actions réelles des habitants que le film explicitera par la suite. Dwan prend acte de la défaite des pouvoirs et des contrepouvoirs (gouverneur, avocat, juge, propriétaires) qui auraient dû soutenir les volontés républicaines. Cette ambiguïté se reflète aussi et surtout dans l'interprétation des textes qui édictent la loi: à côté du droit vite évoqué figure la Bible qui irrigue l'œuvre à des moments-clés. À l'arrivée de McCarthy, le pasteur se réfère à la parabole bien connue selon laquelle qui est frappé à la joue droite doit tendre la joue gauche; le marshall lui réplique en citant la loi du talion: le Texte permet deux conduites morales possibles, que le film oppose plutôt que d'en montrer les points d'inflexion ou les lieux de tangence. Pire: le rappel dans l'église du commandement « Tu ne tueras point » est vain, ne protégeant ni de latuerie, ni de la falsification des faits à laquelle procède McCarthy.

Ces trois antinomies déploient le régime allégorique d'une œuvre qui ne sert le genre du western que pour mieux proposer une modélisation heuristique des dérives de la démocratie américaine au temps du maccarthysme et dénoncer la trahison de l'idéal américain par ses propres institutions et ses propres représentants. Le génie de Dwan est d'avoir su se servir des contraintes mêmes imposées au film (au niveau des moyens comme des codes) pour accentuer la concision et la sécheresse du mode allégorique, catalysant l'efficace de la démonstration, mettant en tension les codes formels, inventant maintes trouvailles esthétiques.

Économies esthétiques, esthétique de l'économie

Dwan sait en effet réutiliser les contraintes budgétaires à son profit. La logique imposée par la production sert à merveille une esthétique du resserrement, d'un point de vue autant narratif que formel. Le cinéaste renforce la tension dramatique créée par l'arrestation arbitraire d'un homme, la trahison des citoyens qui devaient le défendre et des institutions démocratiques, bafouées, qui auraient dû le sauver. Cette efficacité formelle assèche encore le récit, s'exprimant en trois domaines distincts: le temps, concentré; l'espace, entre saturation et isolement; le plan, toujours surprenant, avec variations et multiples inventions.

Comment allier la nécessité d'un temps de tournage limité à une conduite du récit qui n'a pas le droit de ralentir? Comment convertir ces contraintes en principes esthétiques? D'une part, il établit un climat tragique, fondé sur la règle des trois unités (temps, espace, action), ici presque respectée. Ballard, qui n'a en effet que deux heures pour prouver son innocence, doit se hâter d'un point de la cité à un autre, explorant chacun de ses endroits stratégiques: église, tribunal, saloon, local télégraphique, grande ferme légèrement excentrée. C'est moins la disposition de ces lieux entre eux qui importe que leur balayage systématique, esquissant une topographie du pouvoir et de l'autorité. D'autre part, cette rapidité rejaillit sur la vigueur du récit, qui place des informations en une scène, en une phrase. La télévision dans Slightly Scarlet ou le journal dans The Most Dangerous Man Alive savent entraîner un allant de l'action: ils réduisent certains plans au strict minimum narratif et accélèrent la vitesse d'exposition; ici c'est la rumeur et la polyphonie des villageois qui installent cette rapidité. Les visites se succèdent abruptement (d'abord au juge, puis du juge à Ballard), les scènes sont réduites au minimum, ne comportant que l'information nécessaire à la conduite du récit avec une grande sécheresse formelle (chez le télégraphiste, trois plans, deux axes, avec réduction du champ la seconde fois pour transformer la discussion en une joute verbale entre Ballard et McCarthy). Même l'argent participe à cet engendrement de flux: parler, c'est acheter; ce n'est pas tant une critique de l'économique qu'un moyen de dépouiller l'action de ses oripeaux.

Cette réduction du temps s'accompagne d'un jeu subtil sur l'espace, qui oscille entre deux postulats opposés, la saturation et l'isolement: ils libèrent une respiration au cœur du film qui lui permet d'alterner scènes intimistes et scènes de foules, fureur publique et tourments privés, rage et sensibilité. Ainsi, grâce aux figurants, Allan Dwan parvient à créer une impression factice de débordement. Il s'agit ici d'en utiliser le moins possible. En effet, ils coûtent cher. Le cinéaste ne peut en utiliser qu'un faible nombre, qu'il doit réemployer: Dwan doit également faire en sorte que le spectateur ne puisse pas retenir les visages des figurants. Par ailleurs, la direction d'une foule réclame beaucoup trop de temps et de patience. Le cinéaste doit masquer ces contraintes tout en créant un sentiment de débordement et d'excès. Lors de l'ouverture, lorsque les quatre étranges cavaliers défilent devant quelques femmes puis devant un groupe d'hommes, la foule semble contraindre le cadre à s'élargir, à se dilater, créant une impression d'étroitesse et d'exiguïté. Elle participe d'un mouvement d'amplification qui étreint le film. Les points de vue sont subtilement modulés, la tonalité des voix est réagencée, les rumeurs alors s'étalent, progressent, s'émancipent des bouches d'où elles sont sorties. Dans la grange, par exemple, trois personnages inconnus défendent devant Ballard trois idées différentes (le massacre, la confiance, le soutien). Une parole, qui représente exactement ce qu'est par essence une opinion publique, se met à proliférer, sans ancrage déterminé (le corps des acteurs), et sa diversité compte davantage que son bien-fondé ou sa pertinence. À un groupe se nourrissant d'individus anonymes, Dwan oppose des scènes à deux ou trois personnages, aux tons dramatiques, mélodramatiques ou tragiques, comme celles qui réunissent Rose et Ballard, ou les deux mêmes et le père de Rose. Entre le père, la fille et le futur mari, Dwan privilégie une construction géométrique qui préfigure les triangles de Slightly Scarlet (entre Ted De Corsia, John Payne et Arlene Dahl ou entre Payne, Dahl et Fleming). Elle parvient à apurer le plan, lieu de croisement de lignes idéales. La tonalité est en revanche particulièrement âpre lors des échanges entre John Payne et Dan Duryea. Cette alternance entre des plans bâtis sur des principes opposés créent une diastole et une systole, aération et étouffement, facilitant l'immersion du spectateur dans le film. Mais les contraintes économiques n'influent pas uniquement sur la représentation spatiale et temporelle; elles excitent même l'imagination du cinéaste, obligeant à des inventions figuratives, aussi précises que poétiques.

Les trouvailles font feu de tout bois. Les changements d'échelle y participent: du gros plan attaché aux affects des personnages au plan américain dans lequel Ballard devient invisible, de la taille d'un point, seule figure géométrique qui lui assure la paix; les lumières sont soumises à une discrète bipartition entre les espaces plongés dans l'obscurité, privés et bienveillants, et les lieux éclairés, publics et mal-veillants, qui le mettent à la merci de la vindicte populaire; les mouvements de caméra sont emportés par le mouvement de la fuite, comme l'atteste le fameux travelling latéral qui suit Ballard derrière les façades des maisons, réinventant les lieux, comme la chambre de la fille de joie, révélant par un panoramique de bas en haut et une contre-plongée la cache au-dessus de la penderie. S'y joint une direction appropriée des comédiens, qui renforce leurs caractéristiques de jeu pour les sublimer: John Payne, le corps raide comme granitique, minéral, un peu moins ambigu que dans les autres films de Dwan, fait de son visage une zone mate et inexpressive, Dan Duryea surjoue le rôle de l'ordure, tous ses sentiments se lisant immédiatement par ses yeux (ce que remarquent les enfants dès la scène liminaire), comme dans un film muet. Tous deux donnent ainsi corps à des personnages allégoriques, facilitant au maximum une lecture politique du film. La trouvaille la plus étrange a lieu dans la seconde partie du film: McCarthy fouille l'appartement de la fille de joie sous le refrain d'une boîte à musique. Les sons sont assourdis et contrastent curieusement avec les arrangements de Louis Forbes, installant une petite fêlure qui renforce le climat oppressant. La violence, voire le viol, rôdent tant le dialogue entre l'homme et la femme vibre d'une atmosphère sexuelle; peut-être même, pourquoi pas, George Romero s'en souviendra-t-il au début de La Nuit des Morts-vivants (1969), car les zombis ne commenceront à attaquer que lorsqu'une petite boîte arrêtera de retentir. Le plus remarquable ne réside pourtant sans doute pas dans la manière (unique) avec laquelle Dwan réutilise ces contraintes sans les pervertir, pour les anoblir. Dwan se plie toujours à la loi du genre comme ses héros respectent la loi de l'état: ainsi dans Tennessee's Partner, même dans une population possédée par la fièvre de l'or, la Duchesse (Paget) voudra que Tennessee (Payne) se rende au sheriff. Il réside plutôt dans l'orchestration de ces figures avec une thématique très personnelle, servie par le politique sans s'y dissoudre, transfigurée par l'esthétique sans se limiter à un simple jeu formaliste.

Flamboyance de la solitude

Les films de Dwan possèdent tous une portée initiatique, empruntant leur structure moins au rêve (à l'exception peut-être de Slightly Scarlet) qu'au conte avec sa morphologie classique, combinant son couple d'adjuvants à un cortège d'opposants, une incarnation légitime de la loi à ceux qui la transgressent, les blessures aux victoires. Si le contexte idéologique ici est net, Dwan, quelles que soient les contingences politiques ou économiques, raconte inlassablement la même histoire aux reflets légendaires, celle d'un individu seul, exclu de la communauté ou ne voulant s'y fondre, qui doit combattre pour sauver et transfigurer sa solitude. C'est ainsi que les films racontent souvent l'union de deux solitaires (le mariage de Payne et Paget clôturant Tennessee's Partner; celui de Paget et Queen amorçant The River's Edge). Plus que son efficacité narrative, c'est son rôle structurel qui importe, permettant, comme l'a remarqué Jacques Lourcelles, de « rendre les spectateurs pareils à des enfants » [1]. L'innocence perdue des citoyens des films de Dwan, corrompus par la haine ici, affolés par l'or dans d'autres films, permet de réinventer, paradoxalement, la croyance du spectateur en des films qui n'aspirent à rien d'autre qu'à retrouver un substrat mythologique. La pauvreté des moyens permet de créer les images les plus suggestives. Dans cette pourriture ambiante, un souffle renaît. Au sein de formes narratives et cinématographiques a priori mineures, l'ambition d'un récit fondateur et légendaire ressuscite. Les étapes d'un récit importent finalement moins que la transformation du regard du spectateur, reconduit vers l'enfance. Les limitations économiques permettent de créer un univers abrupt et minéral: la précarité budgétaire est transfigurée et permet d'inventer un autre rapport du spectateur à l'image, et de desserrer les carcans du scénario.

La solitude de l'homme sert un récit qui se nourrit d'héroïsme et de marginalité. Elle enrichit une forme cinématographique resserrée jusqu'à l'étouffement, qui retrouve une ambiguïté au sein d'un parcours qui refuse d'être édifiant. Ainsi le héros de Restless Breed « aux yeux des enfants passe pour un archange, aux yeux des adultes pour un sauveur, et aux yeux des représentants de la loi pour un irrégulier et un dissident» [2]. Cette description vaut également pour Ballard. En effet, qui est-il et quel est son passé? Est-il un hors-la-loi ou un repentant, un de nos semblables ou un de nos ennemis? Et qui est le personnage interprété par Debra Paget dans The River's Edge: une garce, une menteuse ou une femme aimante, piégée et se trompant? Cette tension permet de mouvoir le récit, qui hypnotise le spectateur. L'économie agit comme une contrainte (nécessité de concision) et une liberté (tout spectateur doit investir un monde fabuleux et charnel à peine suscité par le récit): dans ses films, Dwan sait varier son cadre, créer une richesse figurative au gré des retournements de situations, au gré surtout des modulations de ses harmoniques. La solitude du personnage (qui correspond aussi à une attitude esthétique et économique) est indissociable de la manière dont Dwan annule les anticipations du spectateur.

Pour ces désenchantés malgré eux, l'enchantement tant recherché est fourni par le personnage féminin auprès de qui ils trouveront refuge et accueil. Les pôles (antinomiques, contradictoires) qui façonnent le récit et la forme des films de Dwan se retrouvent jusque dans la motivation des personnages féminins, souvent reliés au sein d'un couple détonnant: dans Silver Lode on retrouve la fille de bonne famille et la putain, dans Slightly Scarlet la femme respectable et sa sœur névrosée et nymphomane.

Soit c'est grâce à ces femmes que le héros (comme ici) est vainqueur; soit ce sont elles qui agissent, aimantent l'intrigue et cristallisent les points nodaux du récit (exemplairement dans Slightly Scarlet). Elles représentent un enjeu pour deux hommes que tout oppose [3] et fascinent le regard du cinéaste, qui les met constamment en valeur, tant en les dirigeant qu'en sachant exalter leur plastique superbe [4]. Très loin d'être exclusivement des objets passifs d'adoration, elles provoquent la violence de ceux qu'elles excitent involontairement. Coups de poing, humiliations discrètes, tentatives de viols (ici, à l'encontre de la fille de joie dans sa chambre): le catalogue des violences perpétrées à l'encontre des femmes témoigne d'une alliance de la fascination érotique avec des gestes de domination et de soumission. La femme concentre en fait un enjeu esthétique majeur: grâce à son corps et dans la narration, elle donne part à l'insaisissable, elle crée le désir et organise les ressauts du récit. C'est pour elle que se dresse une image et qu'un film s'érige.

Quelle descendance offrir aux films d'Allan Dwan? Existe-t-elle réellement? Il me semble que la seule réelle se loge dans les films de Monte Hellman. Davantage que des films de Budd Boetticher (et en particulier Ride Lonesome, 1959, et The Rise and Fall of Legs Diamond, 1959), qu'évoque légèrement la présence de Warren Oates, The Shooting (1966) ou Ride in the Whirlwind (1966) s'inscrivent dans la lignée politique de Silver Lode, abrupte et métaphysique de Restless Breed. Jean-Claude Biette, il y a déjà six ans lors d'une séance « Trafic » au Jeu de Paume, reliait, de façon étonnante mais à juste titre me semble-t-il, Iguana (1988), le dernier film à ce jour de Monte Hellman [5] à The Most Dangerous Man Alive. Dans ce film, le plus désespéré de Dwan, la quête du héros, fantastique et monstrueuse, sonne le glas d'un mode de production, île formelle et artisanale au milieu de Hollywood, noyée par la venue de la télévision qui s'approprie le rythme, les structures narratives et les exigences économiques de ce qui a été appelé série B. Les écrans y sont omniprésents, rapprochant les figures de leur extinction définitive. Dans Iguana, le personnage qu'une brûlure au visage a rendu étranger à l'humanité, recherche des traces d'altérité dans un monde contaminé par la cruauté, le mal et le viol (seule relation à la femme possible). Cet itinéraire, qui évoque la construction d'un mythe inversé, mélancolique et sans espoir, rapproche ces deux films crépusculaires. Hellman désagrège le schéma narratif, en ne gardant que des trajectoires irréductibles à la psychologie (proches en ce sens des personnages de Samuel Beckett), et suit le personnage principal dans ses errements, dans sa course à la mort. De manière aussi monstrueuse et déchirante que l'est le visage saurien de sa créature (interprétée par Everett McGill), Iguana fait la jonction entre les films d'Allan Dwan et ceux de Michelangelo Antonioni.

Jean-Marie SAMOCKI

1. Dictionnaire du cinéma – tome III: Les films, Robert Laffont, collection Bouquins, 1992, p. 58.
2. Ibidem, p. 1260.
3. Ted De Corsia et John Payne dans Slightly Scarlet, Ray Milland et Anthony Queen dans River's Edge, le gangster et le monstre dans The Most Dangerous Man Alive.
4. Il n'y avait pas à l'époque d'actrices plus attirantes que Debra Paget et Arlene Dahl, aussi girondes que Rhonda Fleming ou Jane Russell, plus déterminées que Barbara Stanwyck.
5. Si on met de côté l'indigne Silent Night, Deadly Night: Better Watch out, part III.

LA VOIX DU REGARD N° 14, automne 2001

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