domingo, 8 de novembro de 2009

LES QUATRE RÈGNES

Puisqu'il s'agit du sujet profond de Two Weeks in Another Town, parlons cinéma. « Tout grand film est un documentaire », écrivait Eric Rohmer. Il entendait par là qu'une oeuvre ne puise sa force que dans la vérité de la description des personnages et du milieu: qu'elle doit nous renseigner parfaitement sur le fonctionnement de celui-ci pour nous apprendre tout sur ceux-là. Le dernier film de Minnelli répond à cette exigence: il peint fidèlement le désarroi de la faune hollywoodienne, arrachée à son cadre naturel, qui doit se plier aux dures lois de l'évolution économique et cherche à maintenir, dans un décor tout autre (« in another town ») une façon de vivre, de sentir, de rêver, ainsi que de concevoir et de réaliser ces films dont elle ne peut, pour son malheur et son aliénation, se détacher. Two Weeks est à la fois un témoignage sur un phénomène très actuel du cinéma américain (cf. notre récent numéro), et sa critique.

Mais il y a plus. Le terme de documentaire évoque immédiatement ces films qui enregistrent objectivement le processus de la vie: vie inorganique des minéraux, organique des vegétaux, animaux, hommes; et aussi cette « vie » mécanique des machines, fabrications humaines. Importe donc, ici, l'idée de transformation de passage d'un état A à un état B, en un mot, d'évolution. La notion d'évolution (bien mieux que celle de mouvement, trop floue, nullement spécifique - la danse - et cause de nombreuses aberrations: cinéma « pur », cinéma-montage) me semble répondre à la nature fondamentale du cinéma. Car, de quelque façon qu'on envisage ce dernier, on ne lui voit qu'un seul objet: la vie. La capter à sa source, trahir son frémissement, en suivre le cours, la saisir au moment de son expiration, telle est la noble et unique mission du documentaire. Elle exige le respect, l'humilité, la compréhension intime et quasi amoureuse de la chose regardée. Elle condamne toutes les spéculations de la chose regardante - l'homme tripatouillant la caméra et la pellicule, et faisant écran à l'écran - qui nient l'Autre pour mieux s'affirmer à ses dépens. Reste, donc, que documentaire et cinéma ne font qu'un.

Où arrivons-nous? A cette constatation: un grand film, fût-il du domaine de la plus pure fiction, ne peut se passer de cet aspect documentaire inhérent à l'art cinématographique. Je dis inhérent, car la solidité documentaire (vérifiée diversement par les sciences) d'oeuvres telles « L'Odyssée », la Bible, les romans de la Table Ronde, ou même « Les Mille et une nuits » et « Don Quichotte » - c'est à dessein que je ne cite que des oeuvres aux héros et actions mythiques - est le plus sûr garant de leur retentissement universel, donc de leur vérité, si l'universalité peut être considérée comme meilleur critère d'une valeur esthétique. Mais qui ne voit pourtant la différence? La littérature, qui doit décrire le réel, transpose pour mieux la restituer, et force l'artiste à inventer la métaphore (cf. « Le Celluloïd et le marbre », d'Eric Rohmer). Le cinéma, lui, enregistre le réel qu'on lui offre à regarder, mais contraint alors l'artiste à se soumettre tout à fait à la chose elle-même et à son devenir: de lui, elle exige simplement qu'il retrouve, d'une façon immédiate et intuitive, la sève qui a formé l'écorce. Le miracle du cinéma, c'est que la caméra filme ce courant mystérieux, ce mouvement intérieur qui a mené la chose à son apparence, à son écorce, dans le temps même où cette écorce semblait constituer une limite infranchissable à l'investigation.

Conséquence: filmer l'homme objectivement implique que le cinéaste saisisse simultanément toutes les étapes de l'évolution jusqu'à l'homme. Tout grand film est d'autant plus un documentaire qu'il est, ensemble, tous les documentaires possibles. Two Weeks le prouve. D'abord, un documentaire sur l'homme. A la fois sur la vie d'une société (qui se reflète dans celle d'un groupe particulier, peint justement dans ses particularités), et sur la vie de la machine sociale, son fonctionnement, sa mécanique, et l'oeuvre que, par le travail, elle contraint l'homme, en lutte avec elle, à produire.

Mais, aussi, documentaire animal, tant il est vrai que tout, dans le comportement physique de l'homme, cet animal supérieur (et cette sorte de documentaire ne peut qu'être concerné par ce comportement physique), ressortit à l'animal. (Tellement qu'il n'est point de grand film à notre connaissance qui ne se puisse transposer tout à fait dans le règne animal). Voyez Two Weeks: depuis le vieux lion déchu qu'est Edward G. Robinson, ou la lionne furieuse, sa femme, en passant par la souple beauté de la panthère qui prend plaisir à déchirer (Cyd Charisse), tous, dans cette jungle, luttent pour conserver intacte leur parcelle de pouvoir, de territoire. Il s'agit bien, en effet, dans le regards, les attitudes, les gestes, les élans et les guets des personnages, de réactions animales. Que la notion de territoire se révèle en fin de compte chimérique et illusoire participe alors du côté supérieur de l'homme: c'est son drame. L'homme, par le biais ici du héros, doit apprendre à accepter son évolution (et l'évolution), donc de se détacher de toutes les étapes antérieures, la plus proche en particulier, l'animale, caractérisée par la volonté de conquête et de possession.

Transposition aussi dans le domaine végétal: les phénomènes de la vie des plantes trouvent leur correspondance en l'homme (en dehors de ce qu'on nomme la vie « végétative »): dans le domaine de l'affectivité. Une affectivité qui, chez Minnelli, dépend du milieu et se nourrit de lui: voyez simplement tous ces êtres déracinés d'Hollywood chercher à demeurer enracinés dans le milieu du cinéma.

Enfin, il semble à peine utile de montrer, tant le décor comme projection des personnages a d'importance ici, comment le documentaire portera aussi sur le côté minéral de l'homme, plomb ou or, acier ou bois pourri. Que les personnages de Two Weeks préfèrent l'inconsistance de leur décor « de cinéma », toiles peintes et carton-pâte, à la pierre somptueusement baroque de la Ville Eternelle (ce baroque étant montré par Minnelli comme le dernier stade d'évolution de cette pierre: son éclatement, image même du violent mouvement intérieur qui agite les personnages), manifeste assez leur faiblesse, apparemment masqueée par leur cruauté: ils ne s'appuient ainsi désespérément que sur un monde imaginaire, sans assises.

Il arrive nécessairement que, parvenu au sommet de sa propre évolution, l'artiste cesse de condenser temporellement ces diverses étapes de l'évolution, pour les étaler dans l'espace. Les quatre règnes se côtoient alors, l'homme y évoluant (Tabu, Hatari!, Le Fleuve), ou apprenant à y évoluer (Le Tigre d'Eschnapur, Sansho Dayu, Home From the Hill) harmonieusement, assumant enfin cette supériorité qui lui est si difficile au départ. Ainsi se trouve abordé le problème temporel de l'évolution: un passé surgi dans un présent, un présent qui s'enforce dans un passé (c'est le cas de Two Weeks). De leur lutte, dépend un avenir qui soit ou non libéré d'entraves et permette à l'homme de s'épanouir. Ce conflit, au niveau d'un scénario, d'un individu, engage le sort de l'humanité. S'il s'agit, pour le héros, de s'arracher à tout ce qui freine son accomplissement, il s'agit parallèlement pour la société de dénoncer une mentalité rigide qui entrave son progrès, et pour l'espèce, de se détacher enfin des espèces antérieures dont elle est issue. Ainsi Kirk Douglas, en même temps qu'il exorcise son passé, dénonce une société (aussi bien celle qui fabrique le produit cinématographique que celle qui le consomme) attachée à une conception de l'homme et de l'art périmée, et offre de la sorte, par son « sacrifice », une ouverture à l'humanité.

Il faut, à ce problème temporel de l'évolution, une solution évidemment spatiale. Le mouvement qui, au cinéma, rend, à travers le biais du trajet et de l'itinéraire, le processus de transformation des êtres et des choses évoluant sous nos yeux, se heurte toujours à la fixité. Il ne suffit pas que Kirk Douglas réintroduise le mouvement (un mouvement baroque accordé à Rome, qu'il est le seul à avoir pénétrée) dans la mise en scène du film qu'il reprend en cours de tournage pour résoudre son propre problème. Ce n'est là qu'un palliatif. Il lui faut encore remonter complètement en lui-même, aller au bout de cette fixité qui l'obsède (et dont sa femme est moins l'objet que le prétexte, la fixation); il lui faut redécouvrir sa véritable aspiration: le refus de vivre, la mort. Il y touche quand sa femme, au cours de la réunion de drogués, se faisant entraîneuse pour mieux l'entraîner, l'abandonne. Ne peut alors le libérer de son passé et de la tentation de l'immobilité que sa course folle en voiture, mouvement excessif, flux de vie par lequel le rêve pernicieux sera à son tour entraîné et détruit. Désormais maître du mouvement, il boucle son itinéraire d'Hollywood à Hollywood et fonde son devenir, avec, dans son sillage, celui des autres (le jeune acteur), qui est le nôtre.

Nul ne s'étonnera plus que ce cinéma documentaire (le seul que nous aimions), fasse alors, au-delà de ses tourments, l'éloge de la folie. Tel est le sort de l'homme aujourd'hui: s'arracher à l'acquis de l'individu, de la société, de l'espèce même, pour affronter un avenir qui ne semble tellement angoissant que parce qu'il recèle (peut-être) les plus étonnantes promesses quant à l'évolution de l'homme. Tout grand film est ce documentaire sur le courage et la grandeur de la folie, de la sagesse humaine.

Jean DOUCHET

Cahiers du Cinéma n° 154, abril 1964, pp. 65-68

2 comentários:

Anônimo disse...

Una de las grandes críticas de Douchet (como la de "The 4 Horsemen") sobre una de las mejores películas de Minnelli, que vergonzosamente no está editada en DVD en ningún país del mundo (que yo haya logrado descubrir). Tampoco sería malo que salieran "Yolanda and the Thief" y que alguien tratara de reconstruir la versión original de "Nina/A Matter of Time".
Miguel Marías

Pierre Léon disse...

A matter of time est l'un des plus beaux et les plus secrets films de Minnelli; le vol des oiseaux dans la fenêtre de la Comtesse est inoubliable.

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