sábado, 26 de fevereiro de 2011

Apologie d'Otto Preminger

par Jacques Lourcelles

Les films de Preminger, comme tous les films intéressants, montrent que le cinéma est un moyen d'expression exclusivement narratif. La liberté, l'invention, pour un cinéaste, ne consistent pas à mettre en doute cette structure narrative ni à vouloir s'en affranchir, mais à la faire oublier après l'avoir acceptée. C'est justement parce qu'il est, comme cela a été dit et répété, l'art du temps et l'art de l'espace que le cinéma ne peut prendre aucune liberté vis-à-vis du temps et vis-à-vis de l'espace. Une bonne histoire, on l'a vu; est celle qui tient le mieux compte du temps et de l'espace. En ce sens, toute bonne histoire est réaliste. Les films de Preminger aussi sont réalistes. Faut-il redire ici que le réalisme n'est pas une école d'art parmi d'autres écoles, mais ce par quoi les films sont des films, et non d'inutilisables morceaux de cellulose censés exprimer les affres et le déséquilibre d'une conscience coupée de la réalité et dont les manifestations relèvent alors plus de l'hôpital que de l'art, cet art fut-il le septième et surtout s'il est le septième, car c'est une loi au cinéma que tout ce qui ne s'y exprime pas par les moyens du réalisme y paraisse automatiquement inepte et maladif ?

[...]

L'essentiel, on commence de s'en apercevoir, serait plutôt dans ce réalisme, technique et moral, qui chez Preminger est toujours synonyme d'objectivité, de variété, de respest et d'esprit de discussion. D'intelligibilité aussi: et rien, aujourd'hui n'est plus important.

Depuis une dizaine d'années, en effet, à travers le monde, le titre et l'appellation d'auteur de films ont enfin été reconnus au metteur en scène, et parfois sur les ruines du star-system. Mais paradoxalement la même période a vu ces dits-auteurs, et ceux qui par diverses méthodes publicitaires s'attribuent ce titre, en profiter, profiter du nouveau titre pour "s'exprimer" certes, mais le plus souvent aux dépend des qualités élémentaires, et essentielles, de la photographie et du son, aux dépens également de la clarté et de l'intelligibilité du récit. Ainsi au moment précis où le public était le plus disposé à les accueillir, ces auteurs, renchérissant abusivement (pour imposer leurs fantasmagories personnelles) sur des pouvoirs à eux nouvellement conférés et qu'il interprétaient mal, se coupaient-il de lui, et mettaient-ils, à plus ou moins brève échéance, leur art en péril.

Ce péril est de l'heure même. Face à ce péril, les films de Preminger, libres et indépendants comme jamais films ne l'ont été, et donc moraux par là-mêmes, offrent à titre d'antidote l'exemple d'une oeuvre dont le contact grandissant avec le public n'ait pas arrêté, mais au contraire ait stimulé les progrès. Et ces progrès vont tous dans un même sens: le sens du strict réalisme.

quarta-feira, 23 de fevereiro de 2011

LA SPLENDEUR DU VRAI

par Philippe Demonsablon

La sortie d'un film de Mizoguchi, déjà ancien de surcroît, peut paraître un événement un peu mince pour justifier la publication des textes qui suivent. N'avons-nous pas eu plusieur fois, au cours des cinq dernières années, l'occasion d'exprimer notre admiration à l'égard du metteur en scène japonais, et de la voir grandir quand, trop rarement à notre gré, nous découvrions de lui une oeuvre nouvelle? A ceux d'entre nous qui n'avaient pu assister aux festivals, auxquels ses films participèrent régulièrement depuis 1952, une rétrospective de la Cinémathèque permit enfin de prendre la juste mesure d'un talent que l'on savait très grand. « Mizoguchi commence », écrivions-nous alors. Dans notre liste des « douze meilleurs films de tous les temps », Les Contes de la lune vague figurent en bonne place, et l'auteur de ces lignes n'a pas craint de leur assigner la première.

Mizoguchi commence: tout au moins dépend-il, pour le faire, du bon vouloir d'un distributeur. Trop de ses films restent encore inédits, trop même dont existent en France des copies sous-titrées depuis plusieurs années. Si l'universalité du génie est moins de s'appliquer à tout que de s'adresser à tous, alors nous avons affaire, ici, à l'oeuvre d'un génie universel. Sa voix mérite de trouver d'autre audience que celle des spécialistes, et ses accents, qui n'intéressent pas seulement le public cultivé, mais plus simplement parlent à l'homme de la plus haute idée de l'homme.

Un panoramique sur un paysage de champs et de montagnes, la brève surimpression d'un lac ensoleillé, et le panoramique continue sur un hameau, s'arrête, en plan général, sur un couple de paysans affairés au chargement d'une charrette. N'aurions-nous jamais vu d'hommes? La seule apparition de cet homme et de cette femme occupés aux gestes les plus ordinaires suffit à nous emplir d'une émotion qui ne doit rien au drame et tout à l'illumination. Dès la première minute des Contes de la lune vague, voici donc deux anonymes, deux acteurs qui ne seront peut-être que des comparses, et d'instinct nous comprenons que nous avions auparavant pu connaître des humains, mais pas encore vu l'homme avec cette intensité.

Cette force aveuglante dont Mizoguchi partage le privilège avec de très rares cinéastes réduit aux dimensions du pittoresque tant de films vantés, comme Paestum, et pour les mêmes raisons, relègue dans le décoratif tant de monuments célèbres. Quelle part en effet peut revendiquer la psychologie, quand le moindre geste renvoie à l'homme à travers l'individu, quelle part l'anecdote ou l'accident, lorsque coïncident aussi étroitement l'ampleur qui fait l'exemplaire et la précision qui fait le particulier? Entre la fadeur du romancier qui trop souvent ne sait nous séduire que par ce que ses créatures ont de plus singulier, et la sécheresse du moraliste, par ce qu'elles ont de plus général, Mizoguchi emprunte la voie royale du poète, où la vertu contemplative suppléant le va-et-vient dialectique fonde sur l'éclat des singularités la splendeur même du type et les fond l'une dans l'autre. Chacun des actes et des événements trouve ici une résonance universelle. Lorsque les bandes de soldats surgissent dans le village, nous ne voyons pas seulement un groupe de paysans en proie à la guerre, ni une représentation didactique de la guerre, mais, par un raccourci dont l'invention étonne, la figure même de toutes les guerres. Les gestes du travail, de la tendresse, de la peur et de la vanité, de la pudeur et de la noblesse, de la langueur et de l'apaisement composent devant nous la figure de l'humaine destinée. Seuls les amateurs d'exotisme peuvent s'y trouver déconcertés, ne rencontrant qu'eux-mêmes où ils voulaient le dépaysement.

Ainsi Mizoguchi nous parle des choses les plus simples et les plus familières: la vie, la mort aussi, car il n'est pas d'art de vivre où n'entre la pensée de la mort. Et il a la délicatesse d'en parler familièrement, sans pompe et sans apprêt. C'est le plus naturellement du monde qu'il fait venir à nous les choses, comme d'elles-mêmes: ce secret retrouvé des maîtres livres, nous pouvons le lire dans chaque image de ses films et ce n'est pas la moindre raison pour laquelle Les Contes de la lune vague font penser à l'Odyssée. Dans l'un et l'autre chef-d'oeuvre, une civilisation fière de son raffinement s'attarde à noter le poli d'une surface, la texture d'un tissu, le goût d'une boisson - mais toujours pour nous renvoyer à l'homme. Quel que soit le luxe du décor ou l'intensité du drame, l'haleine vient y dire la température de l'air ou le timbre de sa voix, sa densité.

Mais il y a plus: oeuvre à hauteur d'homme, c'est l'homme idéal dont ces Contes dessinent la figure, sur le schéma éternel de l'itinéraire. Cette vie employée à découvrir un art de vivre, combien de fables ne nous ont-elles pas invité à en suivre le cheminement, dont le détail importe moins que le terme, puisqu'il s'agit seulement de traverser les apparences et, plein d'usage et raison, de savoir-vivre selon la vérité. Ainsi fait le potier modelant le même vase pour l'amener à plus de perfection, ainsi Mizoguchi lui-même redisant la même histoire, modestement (« ce n'est là qu'une distraction: mais ce sont mes enfants, et je les aime »), mais la seule histoire qui compte, celle qu'ont dite aussi Murnau et Rossellini, de l'homme parvenant à l'acquiescement et, par lui, à l'unité. Modestement: que d'elle-même l'impératrice Yang Kwei Fei se rende à son supplice, qu'au leur soient conduits, sereins, les amants célébrés par Chikamatsu, qu'une vieille mendiante à la voix cassée chante auprès du palais de son fils, tout cela ne va-t-il pas de soi et pourquoi y ajouter l'émotion que les protagonistes ont mis leur étude à maîtriser? « Miyagi, pourquoi es-tu morte? » interroge le potier moins chanceux qu'Ulysse après son long voyage. Mais la question posée porte en soi sa réponse, si la mort n'est qu'un passage: ici, l'argile rouge du Cimetière marin est celle-là même que façonne le potier, celle que labourent les paysans au milieu des tombeaux...

Acquiescement, réconciliation: tout dans l'oeuvre de Mizoguchi, et particulièrement dans ce film-somme que sont les Contes de la lune vague, nous parle de l'unité. Oui, l'accumulation de leurs aventures nous fait prendre aux personnages d'autre intérêt que de compassion. Et si fable il y a, même profuse, ce n'est pas vers l'absurde répétition du mouvement perpétuel qu'elle oriente nos pensées. Le mouvement tend à sa propre extinction, s'ordonnant autour de l'idée d'un équilibre qui peut échapper au mouvement au lieu qu'être fondé sur lui: s'attacher à cela qui demeure, c'est sortir aussi de l'enfer dialectique. Et certes, il est tentant de discerner le reflet des philosophes grecs dans ce qui porte manifestement l'empreinte de la pensée boudhique; est-ce là Parménide mis en scène ou plutôt le sermon de Bénarès? Qu'importe si la mise en scène prête à l'un et l'autre un lustre nouveau: la pensée nourrit l'artiste, mais il le lui rend bien. Si les films de Bergman sont avant tout méditation sur l'homme et ceux de Preminger avant tout méditation sur la mise en scène, les films de Mizoguchi sont méditation sur l'homme, posée en termes de mise en scène. Qu'est-ce que l'homme? Mais aussi, qu'est-ce que la mise en scène? Ici les deux questions nous apparaissent si indissolublement liées que répondre à l'une est aussi répondre à l'autre. Pas un plan des Contes de la lune vague ne dément la beauté de l'ouverture, pas un n'est inférieur à l'ambition qui s'y lit: parvenir par les mouvements les plus concertés à effacer l'artifice par la splendeur du vrai. Car cet art raffiné ne raffine jamais sur ses propres prestiges, évitant ainsi les pièges grossiers de la préciosité. Au nombre il oppose la qualité, au rythme l'harmonie. Un seul propos définit sa recherche; rendre une note si pure et soutenue que la plus infime variation en devienne expressive. Un art, disait Jacques Rivette, de la modulation.

Philippe DEMONSABLON.

Cahiers du Cinéma nº 95, maio 1959, p. 1-3

"Um gigantesco clarão sobre o horizonte, e após um longo período de tempo ouvi um sopro distante e pesado, como se a terra tivesse sido morta."

sábado, 19 de fevereiro de 2011

segunda-feira, 14 de fevereiro de 2011

quinta-feira, 3 de fevereiro de 2011

72 anos

Le point de mire

Dans Year of the Dragon, pour une fois, il y a moins une histoire qu'un sujet. Le schéma classique d'affrontement, de vengeance et de règlement de comptes (dans la veine de Dirty Harry et comme en négatif du Big Heat de Lang où la mort de sa femme était la cause et non la conséquence des agissements du flic) rattache le film aux conventions du genre, mais l'histoire est finalement bancale, trouée, et les scènes nécessaires à sa progression - les scènes d'action - d'une virtuosité sidérante, grands morceaux de bravoure (la poursuite dans la boîte de nuit, l'assassinat de Connie, femme du héros, dans une moindre mesure le gun fight final), sont aussi les moins senties et les moins personnelles. Ce qui explique (encore que tout soit relatif) que ce film n'atteigne pas le niveau des deux précédents Cimino. Ce qu'il y a de profondément personnel dans Year of the Dragon, et par quoi Cimino se réapproprie cette histoire pour en faire la suite de The Deer Hunter au lieu de simplement l'utiliser pour se remettre en salle avec un film de genre après l'échec de Heaven's Gate, c'est le sujet au sens fort du mot: sujet de désir. Et ce sujet, comme chez Ford qu'il admire, ce n'est rien moins que l'Amérique: l'Amérique post-Vietnam comme sujet de désir. On sait que la guerre du Vietnam est au cinéma de Cimino ce que la guerre de Sécession est à celui de John Ford: le trauma autour duquel tout se détermine. Et le lieu du désir, c'est ce manque, cette perte qui à la fois noue fortement la communauté et la fracture, affole tous ses points de repère. On observera d'ailleurs, au-delà de ce qui les sépare, l'homologie de structure - c'est le sujet qui l'induit - avec le Police de Pialat: l'après-défaite coloniale (l'Algérie dans Police même si c'est l'Indochine qui est évoquée), le flic blanc contre la communauté immigrée à « nettoyer » (sauf que Stanley « White », le flic de Cimino, est aussi un immigré, et que Mangin-Depardieu est coupé - innocenté - de toute détermination idéologique), le lien (sexuel) à cette communauté par le personnage d'une jeune femme métissée (Tracy, la journaliste d'origine chinoise dont Stanley tombe amoureux). La différence avec Police est que Cimino n'a visiblement (on y reviendra) aucune certitude, même quand il fait semblant d'en avoir - et tout est dans ce « semblant ». Car l'originalité de Cimino n'est pas que l'Amérique soit son sujet (après tout, c'est aussi le cas de Scorsese, voire de Coppola), mais qu'il s'identifie à elle: qu'elle soit sujet d'identification - une image. Mais une image à laquelle il croit sans plus pouvoir y croire: après le Vietnam, la foi n'est plus aveugle. C'est le déchirement de son cinéma, dont Stanley White est la figure. Et en même temps, cette image, il ne peut pas la regarder (comme un objet de critique) puisqu'il est dedans, absorbé, que le lieu et l'objet du regard sont confondus dans ce qu'on appelle la fascination. La seule chose à laquelle il puisse donc croire désormais, c'est le cinéma comme image de l'Amérique, comme tradition américaine dont il est probablement aujourd'hui le seul descendant: s'il est sans doute actuellement le meilleur cinéaste et le plus grand filmeur américain (le grandiose opératique du film en témoigne), c'est qu'il poursuit une tradition (il ne se regarde pas filmer à la manière d'un Coppola) au lieu de répéter ou de faire revenir le passé.

Qu'est-ce en effet que le rêve américain (des États-Unis)? Le melting pot: une altérité multiple et une identité transcendante, un rêve d'intégration maximale, de fusion unanimiste de toutes les minorités. Or, la différence entre Cimino et le cinéma classique américain dont il descend, c'est qu'il y a eu le Vietnam. Là où Ford, en cinéaste conservateur et démocratique, prenait toute différence, toute minorité (les Indiens, les Noirs) pour la réinscrire dans la totalité mythique des États-Unis, Cimino marque et pointe moins des différences que des clivages. Et c'est en ce sens qu'il peut être taxé de raciste (et que ses dénégations ne peuvent pas sonner juste) - sauf que le racisme (l'imaginaire raciste américain) est son sujet. L'unité de l'Amérique, dont la fonction est de tenir lieu d'une origine et d'une Histoire perdues et factices (importées) - le film ne cesse d'opposer cette mémoire courte de l'Amérique (qui n'a qu'une Histoire, celle du cinéma) à la tradition millénaire de la Chine - n'est plus qu'un rêve déchu et le territoire américain un champ immense de fractures et de clivages multiples. C'est toute la complication du film: qu'il ne marque pas seulement des clivages entre deux communautés (« chinoise » et « américaine ») mais au sein même de chacune. Entre Stanley White et ses supérieurs de la police dont il transgresse la loi (« Fuck the civil rights »), entre Joey Tai, le jeune loup de Chinatown, et les vieux chefs des triades (la mafia chinoise). Et au coeur même de chaque personnage, dans le glissement des noms: Tracy/Tzu, la journaliste américaine d'origine chinoise; Stanley, qui est un immigré polonais ayant changé son nom en « White » pour effacer son origine, son altérité (sa lutte contre une communauté immigrée n'est rien d'autre qu'oedipienne). Et en dernier ressort, comme son héros entre la positivité du justicier et la vaine abjection de son action (à l'enterrement de sa femme, c'est au moins autant sa propre culpabilité que le meurtre lui-même - par des Chinois - que pleure Stanley), c'est le film même qui est clivé. La seule certitude est donc l'absence de toute certitude, même si Stanley n'est pas pour rien l'axe narratif du film et que c'est en lui que Cimino, finalement, implique évidemment le plus de lui-même (de son individualisme vidorien, de son côté seul contre tous). Car Cimino filme d'un lieu, l'Amérique, mais pas d'un point de vue stable et unique qui serait celui du film: il filme, comme une image, l'idéologie des groupes qu'il filme et le point de vue des personnages qui représentent ces groupes et sont porteurs de ces idéologies. C'est que « l'Autre », en Amérique, est double: c'est d'abord, pour ceux qui arrivent, celui qui est déjà là (les Indiens) puis, pour ceux qui sont déjà là, ceux qui arrivent, qui finissent par devenir eux-aussi des « déjà-là », qui effacent (Stanley) ou revendiquent (Joey) leur origine et leur altérité. Tout cela est une question de limite, de frontière. Et on sait assez l'importance de l'idée de frontière dans l'Histoire de l'Amérique. Il s'est d'abord agi de la repousser toujours plus loin (la conquête de l'Ouest), de s'approprier l'altérité, jusqu'au point où cette frontière s'est refermée circulairement sur elle-même. D'où la paranoïa dont le film déploie la fiction, qui est une paranoïa de l'insularité (encore Ford), mais aussi de l'enclave ennemie à l'intérieur de cette insularité: Chinatown, et la poursuite, par un halluciné, de la guerre du Vietnam à l'intérieur des États-Unis, comme guerre civile, où les immigrés chinois, comme images racistes, tiennent lieu de Vietnamiens. Car le bon autre, évidemment, est celui qui s'est identifié à l'Amérique, avec la part de refoulement que ça comporte, et le mauvais, c'est l'autre comme infiltré, la hantise du complot, à la fois intérieur (Chinatown dans New York) et ourdi de l'extérieur, téléguidé par une puissance supérieure: c'est le voyage de Joey Tai en Thaïlande chez le général d'un royaume de la drogue dont les soldats sont évidemment armés de Kalachnikovs, son arrivée comme un prince sur un petit cheval dans les montagnes d'Asie, lieu mythique où tout se décide, épisode purement mythologique, fantasmatique: épisode de cinéma.

Bien sûr, ce que Stanley White, littéralement, ne peut pas « voir », supporter, dans la figure de Joey Tai, dans sa différence, c'est que cette différence est la sienne. Lui aussi est un immigré (c'est à lui qu'il répète: « I'm a pollack ») et Joey, comme « autre », est où il était et inversement. Aucun n'a été toujours-là. A cause même de ces clivages multiples, c'est moins d'une intolérance de la différence que témoigne la racisme de White que d'une peur panique du Même dont cette différence est le masque (Joey a d'ailleurs d'abord été flic, comme lui); c'est pourquoi il s'agit d'une guerre civile, et entre eux-deux d'un lien homosexuel. En tout cela, tout dépend de qui on est l'autre (et le film pointe, mais pour le réduire, le racisme comme effet de langage: « D'une blanche, on dirait que c'est raciste; de vous, on dira que c'est pur et dur »): de qui parle et de qui regarde - de la place du spectateur. Le racisme au cinéma n'est pas une question thématique mais affaire de mise en scène: d'où filmer? comment filmer un groupe? (en plan général, comme une horde, ou en gros plans, personnage par personnage, comme autant de corps singuliers?) de l'extérieur ou de l'intérieur? à quelle distance?

Donc, que fait Cimino? D'abord, il ne prend aucune distance (critique) par rapport à son personnage. S'il n'y a pas un point de vue, il y a bien un centre de gravité et Cimino, on l'a dit, s'y implique totalement: il y croit. Effet connu de la multiplication des critiques pour mieux conforter leur objet. Si les choses ici sont moins simples, c'est que Cimino croit au discours de chaque personnage (il ne croit même qu'à cela), sans hiéranchie de régard. La critique a lieu de l'intérieur. Il n'y a pas même alternance de points de vue mais un fonctionnement panique et spiraloïde, en tourniquet, de points de vue contradictoires. La fiction, c'est la friction de ces points de vue. Lorsque sa femme (personnage magnifique qui donne lieu à la plus belle scène du filme: une scène de rupture) l'accuse d'indifférence, Tracy de racisme, que Joey accuse Tracy et la télévision de véhiculer une image stéréotypée des Chinois ou que son ami d'enfance accuse Stanley de nostalgie guerrière et l'accule à la vérité: l'échec de ses rélations conjugales, ses rêves de grandeur déçus (« Tu veux attaquer Chinatown avec des paras? On n'est pas au Vietnam ici », et il éclate de rire, off, sur un plan du drapeau américain qui flotte à l'extérieur), ce ne sont pas autant d'équilibres dénégatifs prévoyant les critiques auxquelles le film prêterait le flanc (on y croit comme au reste), mais une façon de miner toute certitude de l'intérieur. En quoi le film n'a rien à faire d'une distanciation: la distance est intérieure.

C'est aussi la télévision qui l'introduit, à travers Tracy fonçant dans le tas de l'actualité, criant des ordres à son cameraman, aussi belle qu'improbable: pure image télévisuelle, pure effigie médiatique (son loft, avec cette vue panoptique sur New York, est comme une projection emblématique de l'Amérique, son image). Chaque événement ou presque, enterrement ou descente de police, se double de sa représentation médiatique. C'est la force du film: de dire que tout - et donc lui - est question de représentation (il y a cette belle leçon d'histoire, assez godardienne, où Stanley montre dans un livre à Tracy, dont les ancêtres ont participé nombreux à la construction du chemin de fer au siècle dernier, une photo des travaux, et lui demande: « Que vois-tu sur cette image? Seulement des patrons, les banquiers, les ouvriers irlandais, aucun Chinois », ce qu'il interprète à la fois comme symptôme de la mémoire courte de l'Amérique et selon le cliché du secret ontologique de l'âme chinoise), que toute guerre est médiatique et que ce sont les images qui la déterminent et non l'inverse: « Si je coince ce fumier qui est une figure, je deviens une figure et je gagne la guerre de Chinatown ». Il se prend pour un personnage, pour la figurine de cow-boy à la John Wayne qui orne la chambre. C'est pourquoi Cimino ne filme pas de son point de vue mais entre dans une spirale de points de vue, le vacillement d'images dans lequel est pris son personnage: son sujet, c'est un regard (celui d'un vétéran du Vietnam) et son objet, la réalité (« l'opéra chinois », dira Tracy) que ce regard hallucine.

Car ici (qu'on repense à The Deer Hunter), le point de vue, paranoïaque, est un point de mire (au sens de mirage: « Je traque quelque chose qui n'existe pas. »): autant au sens de visée raciste que d'hallucination du resurgissement du même dans l'autre au-delà de la mort. C'est la poursuite finale dans la nuit du port, la brume, les sirènes et les docks, où Stanley White réussit à coincer Joey sur un pont: un train arrive et lui passe dessus. Une fois le train passé, dans le brouillard qui se dissipe, Joey Tai, comme une vision abstraite, par une effraction du fantasme dans le réel, avance à nouveau du bout de ce pont vers Stanley, dans sa ligne de mire. Le long de cette ligne, la haine est le support du désir, et la visée est spéculaire, réversible, homosexuelle. Lorsque l'un tend à l'autre le revolver pour décider de leur sort - de leur fin - réciproque, trancher le lien, on n'est pas très loin de la roulette russe (John Lone ressemble d'ailleurs de manière frappante à Christopher Walken), ni du « I love you, Nick » de The Deer Hunter. Alors, la seconde symphonie de Mahler (Résurrection) a beau planer sur les derniers plans de Stanley et Tracy réunis dans un nouvel optimisme, lorsqu'un arrêt sur l'image vient figer leur élan dans une image de bonheur, quoiqu'en ait Cimino, on a du mal à prendre cela pour happy end. C'est juste une image (de l'Amérique), et l'énergie incroyable que met le film à vouloir y croire est l'énergie du désespoir.

Marc CHEVRIE.

Cahiers du Cinéma nº 377, novembro 1985, pp. 5-8

quarta-feira, 2 de fevereiro de 2011

Existe uma incompatibilidade, que se poderia dizer ontológica, entre ser indie e manter uma prática crítica, que explica melhor do que qualquer outra hipótese o porquê da crítica brasileira ser o que é (e algo me diz que em pouquíssimo tempo isso não estará mais limitado ao Brasil).

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