domingo, 28 de janeiro de 2007

La guerre n'est pas finie

Enfant de la classe ouvrière, enseignant dans les quartiers défavorisés, cinéphile autodidacte, Jean-Claude Brisseau est un personnage atypique dans le cinéma français. Alors que sort le lyrique Les Savates du bon Dieu et que la Cinémathèque lui organise une rétrospective, rencontre avec un cinéaste attachant qui se définit comme chrétien, marxiste et freudien.

Jean-Claude Brisseau :­ Aucune séquence des Savates du bon Dieu n'est traitée de façon réaliste, le traitement est délibérément non réaliste. Aucun de mes films n'est réaliste, en tout cas naturaliste, y compris De bruit et de fureur, qui renvoyait pourtant à une certaine réalité sociale : tous mes films comportent une zone d'ombre. En entreprenant ce film, j'avais une conscience aiguë du risque que je prenais en optant pour un parti pris d'hétérogénéité absolue. J'aime renvoyer à la réalité sociale, d'une part en mélangeant les genres, d'autre part en insérant des éléments surréalistes. Dans Les Savates..., la narration est plus proche des Pieds Nickelés revus par Aladin que de celle d'un film social ­ ce qui ne s'était jamais fait, c'est pour ça que ça m'intéressait. Et j'avais conscience que c'était d'un risque total. Parce que je pouvais dérouter le spectateur, mais aussi parce qu'il y avait un risque réel avec ce type d'équilibrage de louper complètement son coup au moment du tournage.

Comment avez-vous conçu ce mélange des genres ?

Au début, le film a l'air d'être sérieux ­ encore que quand le gamin sort sa hache, j'ai tendance à me marrer, il y a déjà un côté dérisoire, même si le spectateur n'est pas censé trop s'en apercevoir. Au bout de vingt minutes arrive le personnage délirant de Maguette, un roi africain tout droit sorti de la lampe d'Aladin. Puis, après la séquence de la salle de classe, au lieu de montrer des cambriolages à la Bonnie & Clyde, je bifurque vers des scènes intimistes entre les deux personnages centraux. Il y a un côté conte qui s'articule sur le mélange des genres. Je cumulais d'autant plus les risques que le film comporte à peu près cent séquences différentes et, à elles seules, les deux scènes de l'émeute et de la fusillade dans le bar m'ont pris deux semaines de tournage. Il me restait donc seulement quarante jours pour tourner toutes les autres, dans des lieux différents, avec des acteurs jeunes et peu chevronnés. Que le public soit suffisamment dérouté pour ne pas pouvoir mettre une étiquette sur le film, c'était un des buts, mais il fallait que je fasse attention au risque réel de rejet total de sa part. J'ai envie de savoir jusqu'où on peut aller sans se couper complètement du public.

On a l'impression que vous mélangez de plus en plus les éléments de réalité sociale et les sorties vers l'imaginaire ou le conte fantastique. Dans De bruit et de fureur, les deux choses étaient plus strictement séparées.

De bruit et de fureur était déjà construit comme ça. Le film avait l'air très sérieux pour toute une partie du public mais moi, issu de ces milieux-là, j'ai envie de me marrer quand le personnage de Bruno Cremer tire à la carabine dans son appartement. Ou quand il se bagarre avec les petits voyous et sort sa serpette : la serpette est l'arme favorite de ces gens-là, parce qu'on peut la trimbaler avec soi comme un outil innocent et plus maniable qu'une hache. Voilà le genre de scènes que j'aime, celles où on peut passer du rire aux choses graves, puis aux éléments poétiques ou oniriques. On retrouve ces éléments chez Shakespeare, sans me comparer à lui, et le personnage de Maguette pourrait sortir de La Tempête.

Vous êtes-vous mis dans vos films ?

Non, même si le personnage de Fred dans Les Savates... est proche de moi : c'est un naïf et un con, et je me sens un peu comme ça. En revanche, j'y mets des situations que j'ai vécues et des personnages que je connais. De bruit et de fureur était inspiré par mes élèves de l'époque, mais atténué dans la violence, pour que le film ne devienne pas insoutenable. Inconsciemment, De bruit et de fureur était aussi inspiré par des personnages de mon enfance, certains issus de ma propre famille. Quand la Cinémathèque m'a demandé de choisir quelques films à côté de la rétrospective des miens, je me suis aperçu que je choisissais des films de ma formation cinéphilique qui avaient tous l'air d'être réalistes, tout en échappant au réalisme. Si vous prenez La Guerre est finie de Resnais, le film a l'air de parler de la réalité politique de l'époque, et ce n'est pourtant pas ça qui est filmé. Dans mes propres films, le sujet n'est jamais le naturalisme mais un certain type de rapports avec la réalité. A chaque film, j'essaie de trouver une manière nouvelle d'aborder ces rapports complexes avec la réalité.

Etes-vous conscient de tordre tellement les codes de représentation admis par le public que vous risquez parfois de flirter avec le rire involontaire ?

Bien sûr. Dans Céline, lors des vingt premières minutes, il y a une guérison de paralytique, une lévitation, une fille qui sort de son corps, une tentative de guérison d'un mongolien, pas moins. J'ai essayé de traiter tout ça en ne versant pas dans l'ésotérisme et sans souligner mes intentions, mais j'étais bien conscient que je risquais le rejet par le rire involontaire. Je fais du cinéma justement pour ces risques-là. Devant un de mes films, le spectateur doit toujours se demander s'il est en train d'en faire la lecture correcte et s'il a bien le droit de rigoler après que le film a commencé sur un registre grave. A la première projection de De bruit et de fureur, des jeunes gens se marraient ouvertement et moi j'étais plutôt de leur côté. Alors que des spectateurs plus sérieux leur demandaient de quel droit ils osaient se moquer de choses pareilles. Provoquer un sentiment de culpabilité chez le spectateur face à son propre rire m'intéresse beaucoup. Dans Les Savates..., je ne livre pas les clés du film au spectateur, on ne sait pas si le film penche du côté des Pieds Nickelés ou de Bonnie & Clyde.

Les Savates... peut-il être lu comme l'itinéraire initiatique d'un personnage vers la lucidité, notamment amoureuse ?

Bien sûr, c'est un roman d'apprentissage de la lucidité. Même si la fin est très ambiguë, car Fred se fait rouler par les deux femmes et tourne en rond comme un gamin, preuve qu'il n'est pas si lucide que ça. Lui, comme tout le monde, vit dans une espèce d'imagerie dont il est incapable de se défaire totalement. J'aime beaucoup jouer avec l'imagerie parce que ça permet de se faire comprendre plus vite, d'accélérer la narration.

Dans tous vos films, les hommes sont aveugles ou aveuglés, alors que les femmes détiennent le savoir, la connaissance d'un autre côté du miroir.

Les femmes et aussi les enfants, parfois. J'ai projeté mon côté naïf sur Fred. J'ai demandé à Stanislas Merhar de copier ses regards sur ceux de Gary Cooper dans Sergent York d'Howard Hawks. Dans L'Ange noir (1994), tout est construit sur l'illusion et le factice, y compris un certain nombre de choses sociales et politiques. C'est la tragédie dans un monde factice et privé de transcendance, entièrement manipulé par des femmes. Pour moi, les femmes sont liées à une connaissance d'autrui et de la réalité plus forte que celle des hommes. Mais elles portent aussi une part de mystère et de pouvoir de manipulation. Ce sont des thèmes qu'on retrouve chez le Bergman des années 50, moi je le fais spontanément, probablement parce que je me mets à la place de tous les personnages masculins de mes films, mais sans m'y projeter en tant que personne.

Pourquoi tenez-vous autant à travailler l'imagerie, en particulier érotique, et les clichés ?

Parce qu'on vit tous dans cette imagerie ou ces clichés. Freud a bien montré qu'on retrouve les mêmes symboles chez tous les individus. C'est donc à partir d'images centrales que se constitue notre inconscient. J'ai toujours été frappé par les malades en pleine crise de démence qui ont un sentiment de réalité plus fort quand ils voient des monstres sortir des murs que face à la réalité elle-même. Je crois que pour entrer dans la réalité, il faut commencer par en douter. Car elle est toujours perçue à partir de notre inconscient, qui est constitué d'images fortes qui nous permettent de communiquer.

Comment avez-vous conçu l'équilibre du film entre ses différents courants ?

L'équilibrage d'un film est toujours quelque chose d'assez délicat. C'est pour ça que j'essaie de préparer tout à l'avance très minutieusement, sur le choix des comédiens et des décors, sur toutes les séquences du film. Si mes films étaient plus simples, s'ils étaient construits sur moins de tonalités différentes, je me soucierais moins de tous les détails. Mais l'équilibre de mes films tient à des détails, c'est une affaire de cuisine qui résulte d'un dosage précis, pour que la sauce prenne. De ce point de vue, le remake de Psychose par Gus Van Sant est une mine d'or cinéphilique. Moi, j'ai appris le cinéma en regardant Psychose d'Hitchcock une centaine de fois. Voilà pour la première fois un film qui est à 95 % le remake d'un autre : comment se fait-il que l'un soit fort et l'autre pas ? Alors que la construction est exactement la même. Tout tient d'abord au choix des comédiens : Anne Heche joue moderne, genre "Je n'en ai rien à secouer de voler." Résultat, on s'en fout, aucune identification, aucun intérêt pour elle. Pareil pour Julianne Moore avec son sac à dos et Viggo Mortensen, rien à secouer de ces gens ! L'autre erreur absolue étant de montrer Norman Bates en train de se masturber, il n'a donc plus aucune raison de la tuer, le symbole phallique du couteau n'a plus de raison d'être, c'est d'une connerie totale ! Toutes ces petites choses-là amènent une rupture dans la fascination, ce qui prouve que la réussite d'un film ne tient qu'à des détails, qu'un ingrédient loupé ou mal dosé peut faire tomber un film. Et que la perfection de la construction ne suffit même pas. Le casting est tout aussi essentiel : La Mort aux trousses ne peut pas fonctionner si on remplace Cary Grant par James Stewart ou Woody Allen ; il n'y a plus de film ! Et plus vous naviguez dans l'émotion ou la fascination, ou l'érotisme, plus les éléments sont durs à manier.

Les Savates... traite aussi de la réalité politique et sociale. Mais vous avez le souci constant de ne pas être trop didactique.

Oui, mais pas seulement. J'ai aussi le souci de ne pas entrer dans les modes, le film doit pouvoir être revu dans vingt ou trente ans sans être marqué par la mode de l'époque. Dans le domaine du politique et du social, j'essaie d'aller au fond des choses, vers ce qui subsistera toujours et partout. Pour De bruit et de fureur, le scénario écrit à la fin des années 70 est toujours aussi actuel, parce que j'avais cherché à ce que le film ne soit pas rivé aux signes extérieurs les plus superficiels. Les Savates... est aussi l'histoire d'une prise de conscience du monde économique et politique que nous sommes en train de vivre.

Vous continuez de considérer que le prolétariat ne peut se libérer que par l'éducation et la culture.

Oui, même si de ce côté-là, on est plutôt dans une phase de régression que de progression. Parce que, pour qu'il y ait apprentissage réel, ce que vous êtes en train d'apprendre doit vous renvoyer à quelque chose de vrai et de vécu. Pour éviter le dogmatisme de l'enseignement, il est nécessaire de faire découvrir la vérité humaine présente dans les textes littéraires comme dans les mathématiques. Mais cet exercice de découverte demande un minimum de concentration, et le désordre n'est certainement pas une aide pour la classe ouvrière. Moi qui viens d'un milieu extrêmement modeste, l'école et la culture m'ont permis d'accéder à mon rêve de cinéma et de changer de milieu social. Sans maîtrise du langage, rien n'est possible ­ ni dans la vie affective ni dans la vie professionnelle. Quand des gens payent pour pleurer à Autant en emporte le vent, ce n'est pas par masochisme mais pour éprouver une émotion qui va les aider à vivre la souffrance, c'est de l'ordre de la sublimation fondamentale. Et cette sublimation est impossible sans accès à la culture. Comme la vie en société repose sur une certaine répression des pulsions qui déclenche un mal-vivre, on ne s'en échappe qu'en sublimant par les arts qui savent réveiller la souffrance tout en la berçant. C'est de ça que parle Baudelaire dans La Musique.

D'un point de vue politique, on a l'impression que vous êtes vous-même clivé entre pulsions libertaires et ordre de type républicain.

Sans cet ordre-là, il n'y a pas de civilisation possible, c'est le retour assuré à la loi de la jungle et à l'esclavage pour les plus défavorisés, sans parler des nouveaux types de fascisme qui verront alors le jour. Ce clivage est évident chez moi car tous mes films parlent du rapport à la loi. Et je déteste le discours moralisateur qui consiste à dire que les gens bien insérés dans la société sont bons et les autres mauvais. Moi, je fais le choix raisonné de la société, mais je me refuse à dénier les problèmes que ce choix implique, et en particulier celui de la transgression. Si des gens commettent le mal, pour employer un terme délibérément simpliste, c'est bien qu'ils y trouvent du plaisir. Dans mes films, j'essaie donc de dépasser mes positions de citoyen en colère en affrontant le problème de la transgression des interdits. Je me refuse à être bêtement moraliste.

Vous considérez-vous comme un cinéaste mystique ?

Que j'aie des préoccupations mystiques, c'est évident. D'autant que j'ai eu une éducation catholique que je ne regrette pas du tout. Je suis chrétien, marxiste, en ce qui concerne l'analyse de la société, et freudien. Marx et Freud considèrent qu'il y a un inconscient social, que l'analyse ne doit pas s'arrêter à la conscience qu'on a de soi-même. Je relisais par hasard la première partie du Manifeste du parti communiste : ça s'applique exactement, mot pour mot, à ce qui est en train de se passer aujourd'hui dans le monde. Tous mes films sont le reflet de mes interrogations sur le sens de la vie. Mais je n'utiliserai jamais le cinéma comme un tract politique, même si mon discours dans la vie peut s'en approcher. Quand je fais un film, j'essaie de prendre de la distance avec mon propre discours.

En tant qu'ancien enseignant en banlieue, comment réagissez-vous au terme de "sauvageons" ?

L'état de déliquescence armée de certains quartiers est assez inquiétant. Mais il ne faut pas aborder par des formules simplistes une réalité extrêmement complexe. Chevènement a au moins le mérite d'aborder cette réalité. Mais il vaudrait mieux aborder franchement la délinquance, qui est une sorte de point aveugle du monde politique qui a tendance à s'enfouir la tête dans le sable face à ces questions de la fonction de l'école et de la délinquance, y compris la gauche. Le terme de "sauvageons" face à la réalité de la délinquance résonne comme une mauvaise plaisanterie. C'est un terme qui révèle l'embarras du politique. Dans certaines zones de non-droit, il est aujourd'hui impossible d'être autre chose que délinquant, ce qui révèle à la fois la faillite de l'Education nationale et l'état de la société. Car l'école est le reflet de toutes les contradictions de la société et d'un malaise social profond. Il n'y a pas de solutions simples à ces problèmes extrêmement complexes, mais la première solution serait sûrement de commencer par désarmer les banlieues. Ce que je ne supporte pas, c'est la lâcheté des politiques face à ces problèmes. Le pire, c'est de ne rien faire, comme si les problèmes n'existaient pas : c'est insupportable.

sexta-feira, 19 de janeiro de 2007

Ce qui est beau, justement, chez Pialat et Cimino, c'est qu'ils ne sont pas des idéologues. Pialat enregistre le présent des choses, ici et maintenant, là où l'idéologue renvoie le monde à ce qu'il "doit être", selon une conception ou une autre. L'idéologue, l'utopiste ou l'idéaliste d'ailleurs, je veux dire celui pour qui les choses ne vont pas de soi. Cimino ou Pialat filment un ordre naturel, on pourrait même parler de "milieu naturel" pour Cimino, de biotope, au sens où il observerait comme un naturaliste les choses sentimentales, sociales ou politiques qui signent le comportement des êtres sans jamais faire valoir son point de vue omniscient.

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Histoire et Histoire

Renoir, tout en enregistrant cet "inconciable", à la manière du naturaliste qu'il est, n'en pointait pas moins, avec un regard politique acéré, que cet inconciliable était aussi le fait de la culture, de l'idéologie, et plus seulement d'une sorte d'état de nature ou du simple fonctionnement d'un biotope. C'est sans doute ce qui le différencie de deux autres "naturalistes" (même si ce terme est tout à fait relatif concernant Cimino, du moins en ce qui concerne la forme) pour qui l'Histoire a davantage valeur de vérité fondamentale et intemporelle (dans La Porte du Paradis par exemple, au delà de la précision historique, c'est un état qui confine au mythe, à l'intemporel, au "toujours" du monde ou de l'Amérique). Quant à Pialat, l'Histoire n'est pas son propos. Chez Renoir, il me semble que ce n'est pas juste l'Histoire, mais bien cette Histoire à un instant, non une Histoire particulière dans l'éternel retour d'une Histoire plus vaste.


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