segunda-feira, 9 de outubro de 2006
sábado, 7 de outubro de 2006
La pesanteur, la grâce et le cinéma
par Alain Bergala
De Passion et de Nouvelle Vague, on pourrait commencer par dire que ce sont deux films où Godard a éprouvé le besoin impérieux d’une grande grue, comme dans les films d’Hollywood ou comme Rossellini dans deux plans de Voyage en Italie - film qu’Alain Delon et Dimiziana Giordano étaient censés regarder à la télévision dans le scénario de Nouvelle Vague. Par un besoin d’élévation, pour que le film quitte de temps en temps la hauteur et l’échelle des affaires humaines pour s’élever à un point de vue qui ne soit plus celui des personnages, encore moins celui d’une maîtrise surplombante du cinéaste. Mais pour rendre compte dans le même plan des passions humaines et de la majesté d’une grande demeure au bord du lac, depuis le point de vue non humain des plus hautes branches de ces arbres qui assistent impassibles et bienveillants depuis des siècles à cette minuscule, énigmatique et touchante agitation, comme dans un tableau de Poussin. Mais aussi par un besoin de chercher la grâce dans le mouvement descendant de la caméra, comme dans le dernier mouvement de grue sur le tableau du Greco dans Passion. Dans ces deux films, Godard, qui avait demandé à Isabelle Huppert de lire La Pesanteur et la grâce en guise d’exercice spirituel pour se préparer à jouer son rôle de vierge militante syndicale dans Passion, reprend à son compte la phrase de Simone Weil : « La pesanteur fait descendre, l’aile fait monter : quelle aile à la deuxième puissance peut faire descendre sans pesanteur ». Godard parle pour sa part, dans le scénario de Nouvelle Vague du « fluide des mouvements sociaux et mondains, transmis par le mouvement de la caméra, qui fait surgir comme solide la liaison amoureuse, un peu comme si de la musique faisait naître de la sculpture ». La musique, d’ailleurs, guidera souvent les mouvements d’élévation et de descente de la caméra sur une prairie au bord du lac ou une reconstitution dans le plus grand studio du Billancourt de l’époque de L’Entrée des croisés à Constantinople de Delacroix, pour délester cette lourde machinerie de toute allégeance à l’univers de la fiction, pour en faire un instrument de « révélation », mot où Godard lit à la fois « rêver » et « élever ».
Pour conjurer la pesanteur, Godard construit ces deux films sur des séquences en miroir (Passion) ou des séquences réversibles (Nouvelle Vague). Chaque séquence éloigne tout risque de compacité en revenant ailleurs et autrement dans le film. Dans Passion, les scènes de l’usine rejouent les scènes du studio de cinéma, et vice-versa. Isabelle Huppert déplace une petite lampe d’intérieur pendant qu’un machiniste opère le même mouvement avec un arc électrique de plusieurs centaines de kilos, devenu soudain aussi léger que la première par la grâce à la deuxième puissance du raccord descendant. Dans Nouvelle Vague, toutes les scènes de la première moitié du film reviendront sous une forme inversée dans la deuxième : elle à sa place à lui, et lui à sa place à elle. « Ce sont les mêmes scènes, écrivait Godard dans son scénario, mais à l’envers, de l’autre côté du miroir », du côté où les formes sont libérées de la pesanteur et de l’inertie de ce qui doit consister pour exister sous forme unique. Il a toujours su que c’est la représentation du mouvement qui condamne irrémédiablement à la pesanteur et la pornographie les scènes d’amour physique au cinéma et expérimente dans ces deux films la même voie pour y échapper, celle du tableau vivant : ce sont les deux scènes d’amour immobiles de Nouvelle Vague, où les acteurs deviennent leurs propres sculptures, c’est le tableau de la Vierge du Greco dans Passion qui devient la métaphore immobile de la première scène d’amour physique d’Isabelle. Toujours le dédoublement et le miroir pour alléger ce monde par sa métaphore visible et immobile, hors du présent de la fiction. Un texte collé sur le cahier de tournage de Nouvelle Vague disait : « Le monde ne se rappelle à nous que par sa disparition. Qu’est-ce que nous aurions à faire ici, nous les vivants, sinon, non de vivre, mais de mimer la résurrection ? ». Le cinéma non plus comme représentation, mais comme résurrection du monde.
L’emploi de stars venues d’ici - Isabelle Huppert, Alain Delon, Michel Piccoli - ou d’ailleurs - Hanna Schygulla du cinéma de Fassbinder, Domiziana Giordano de celui de Tarkovski - fait partie de cette interrogation. La star est-elle un agent d’élévation ou de pesanteur pour le film ? Dans ces deux films Godard essaie de travailler cette question au corps et à la voix des stars dont il a toujours su attendre patiemment qu’elles redeviennent disponibles et libres pour « être et avoir été », pour « être d’avoir été » sans la pesanteur de leur image et les exigences de leur carrière. « S’il n’y avait pas eu Alain Delon, dit-il de Nouvelle Vague, il n’y aurait pas pu avoir du temps pour filmer un ruisseau à égalité. Il faut l’étoile, mais l’étoile c’est quelque chose qui vient de loin, dont nous ne percevons la lumière qu’en retard (...) Et tout à coup, on peut faire un plan de cheval qui est aussi beau que celui de Delon ou de Domiziana. » On pourrait dire la même chose d’un plan d’Isabelle Huppert et d’une machine d’usine, d’un paysage du bord de la rivière ou d’une Vierge du Greco. Ou de l’odalisque d’Ingres et d’un plan du dos de celle qui va devenir la « star » de la trilogie dont Passion est le premier volet (suivi de Prénom Carmen et Je vous salue Marie) : Myriam Roussel, à qui Jerzy demande de « faire l’étoile » dans la piscine du studio.