sexta-feira, 18 de maio de 2007

Amok, l'âge de la terre

Il est plus facile de décrire l'impression qu'a causée le film que le film lui-même qu'il est plus facile au narrateur lovecraftien de décrire l'affect shoggothique que l'aspect de la créature. Comme le narrateur en question, on a envie d'écrire: "Tous les mots que je pourrai tracer seront incapables de suggérer au lecteur l'horreur de l'effroyable spectacle que s'offrit à nous." Spectacle, on l'aura compris, qui du moins ne manque pas de grandeur - ce qui ne fut pas forcément le cas de maints films de la Biennale, y compris couronnés. Mais on ne couronne pas un monstre, on le fuit ou le tue. En gros, c'est ce qu'on fait (l'un et l'autre) les spectateurs, la presse, le jury. Et même si c'est compréhensible, c'est dommage, car on a détruit là une bonne partie des chances (si tant est que le terme de chance soit celui qui convient) de voir en Europe cette oeuvre stupéfiante.

L'AGE DE LA TERRE, comme son nom le suggére, ne vise à rien de moins qu'à retracer tout à la fois l'histoire du monde, celle du Brésil - ancienne et récente -, à prendre à la fois la mesure de ce pays-monstre, de ce pays-continent, et de la politique planétaire. N'allez pas croire que cela signifie que les analyses y abondent. D'un bout a l'autre de ce film, à une ou deux oasis près de rationalité journalistique, le vu-mètre ne cesse d'osciller entre la transe de macumba et les vociférations les plus effrayantes. La caméra semble maniée par les moignons putrescents de quelque fongosité blasphematoire (pour rester dans le style lovecraftien). Si le point y est, ou la lumière, ou le cadre, on croirait que c'est par hasard. Avec ça, un montage d'une sauvagerie inouïe, un montage d'assassin, de fou du hachoir. Le metteur en scène apparaît à l'image une ou deux fois, c'est pour montrer un visage de damné, donner dans le vide un violent coup de machette sanglant. Quant au discours, au "sens", qu'en dire? Tous les énoncés y passent, comme à la moulinette: révolutionnaires, marxistes, tiers-mondistes, fascistes (et des plus dégoûtants; ironie sur les tortures, "j'ai été torturée, extrêmement torturée, j'avoue en avoir éprouvé du plaisir", dit une jeune femme, symbole de la bourgeoisie intellectuelle de gauche), enfin macumbistes et chrétiens. Le Christ apparaît sous les traits d'un Noir du sertão, qui multiplie le Coca-cola. Etrange, étrange film, qui fait paraître de sages et pâles exercices les précédents de l'auteur.

Jamais je n'ai eu à ce point, en présence d'un film, l'impression de me trouver devant une terra incognita absolue, cette énigme, le tiers-monde. Jamais rien ne m'a donné, dans le cinéma, ce sentiment d'étrangeté continentale, comme ce film de Glauber Rocha. Mais aussi, de singularité désespérée, de solitude panique. Cette monstruosité traversée de clowns allégoriques hurlant sans fin les mêmes phrases, comme des plans-séquences qui n'en finissent pas, cette destruction in progress, au milieu du film d'auteur, off, tente de définir, d'un torrent verbal. J'ai retenu deux mots: desperaçao lysergica. "Un film de desperaçao lysergica." Provisoirement, on peut s'accrocher à cette définition.

PASCAL BONITZER, Cahiers du Cinéma, no. 317, novembre 1980

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