domingo, 14 de fevereiro de 2010

Le Don des langues

Le Tigre du Bengale de Fritz Lang, revu en version originale allemande au "Cinéma de minuit" sur FR3, est le tombeau somptueux de toute une époque du cinéma. C'est le point final d'une langue commune mise au point par Hollywood au début des années 30 avec le cinéma parlant. Une langue qui, pendant une dizaine d'années, va se donner les moyens de développer soit de grandes fictions sociales, soit des modèles constitutifs de genres cinématographiques (le policier, la comédie, la comédie musicale, le western, le film historique), soit de grands romans illustrés (David Copperfield, Peter Ibbetson, Autant en emporte le vent). Vers le milieu des années 40 - après les années de cinéma militant pour l'engagement des U.S.A. dans la guerre - cette langue commune s'emploie soudain à raffiner sur elle-même et tend vers une écriture plus abstraite. On constate une économie soudaine des informations dans la narration (les journaux et surtout la télévision commencent à fournir ces informations dont les films peuvent désormais se passer) et, de plus, chaque film apprend à mieux lier le décor et la lumière avec le découpage, et découvre soudain une mise en sourdine de la théâtralité des acteurs qui, dans les années 30, devaient souvent porter leurs dialogues, comme des tirades, dans des grands décors. On serre alors les vis du récit, qui gagne en concision rythmique ce qu'il abandonne en accumulation de matériaux. Cette réduction quantitative des éléments, l'amenuisement de l'espace visuel et sonore par rapport à ces grands décors des années 30, l'emploi moins grandiloquent et plus souple de la musique, ont fait subir à l'ensemble du cinéma hollywoodien une transformation stylistique. Des films comme Monkey Business (Chérie, je me sens rajeunir) ou The Big Sky (La Captive aux yeux clairs) de Hawks ou Clash by Night (Le Démon s'éveille la nuit) de Lang, qui se situent autour de 1951, sont aujourd'hui de merveilleux archétypes de cette abstraction, de ce tour de vis donné non seulement au récit mais à toutes les composantes du film.

Plus de trente ans après, aujourd'hui, nous pouvons encore emprunter le chemin qu'un cinéaste, avec l'aide de cette langue commune, a déblayé lui-même pour arriver au coeur de son sujet. Dans cette époque de la langue commune hollywoodienne, le point de vue restrictif sur la vie d'un King Vidor qui partage le monde en chefs prédestinés et en foules infantiles (à l'exception du très beau An American Romance), ou encore le coup de force simplificateur d'un Elia Kazan hypertrophiant l'acteur au détriment de la polyphonie du plan, cette réduction du point de vue sur la vie et sur le cinéma, qui ne capte d'un sujet que des traits grossiers, qui préfère à l'ambiguïté des conduites humaines des images univoques, est devenue aujourd'hui une loi esthétique ou plutôt un consensus frileux. Les paysages et les milieux sociaux de la planète tout entière sont autant de casiers illustrables d'un immense réservoir, mais la connaissance que nous pouvons avoir des contenus authentiques est si faible, la communication potentielle si truquée d'avance, la masse d'informations disponibles si absurdement étendue, le temps d'assimilation des connaissances et des expériences si dérisoirement inférieur à leur quantité, que, la langue commune ayant dépéri à la fin des années 50 (en partie par affaiblissement de sa nécessité), c'est une nouvelle langue commune qui s'est, lentement mais sûrement, constituée: la langue du cinéma international, sorte de compromis esthétique entre la modernité des hollywoodiens et celle des européens des récentes générations. Une langue qui emprunte à la fois à l'efficacité du télé-film américain, au pragmatisme paresseux de l'audio-visuel européen (dont Rossellini fut le précurseur malheureux) et aux nouveaux langages restreints et référentiels du commerce (pubs) et du spectacle (clips), pour se constituer en prétendu instrument de communication universelle, alors qu'elle n'est qu'une rhétorique opportuniste, toute prête à capitaliser n'importe quelle technique nouvelle.

Cette langue nouvelle, pour pouvoir atterrir et se faire entendre dans tous les coins de la terre, doit, par nécessité vitale, renoncer à tout particularisme stylistique, à toute singularité. Elle ne peut y parvenir qu'en s'interdisant de manifester plus que le plus petit dénominateur commun de style, de contenu et d'expression: elle doit, en tout point du globe, pouvoir être traduite, résumée, découpée en clips-annonces dans le canal inévitable de la télévision. Tel film philippin doit pouvoir être annoncé sur une chaîne suédoise et être instantanément perçu comme produit international consommable, et réciproquement tel film suédois doit être instantanément annoncé et reconnu sur une chaîne de télé philippine comme produit de même nature. Et pour que cette langue soit comprise et parlée en tout point du globe, elle ne doit employer qu'une seule catégorie d'éléments, c'est-à-dire renoncer à toute ambiguïté. Il faut, dans un film aujourd'hui, ne suivre qu'un lièvre à la fois.

C'est ce que fait brillamment Woody Allen. Dans La Rose pourpre du Caire, le cinéaste passe son temps à éviter la logique dramatique des situations dont il ne nous donne que la surface. Particulièrement simpliste est sa manière de présenter les rôles distincts du personnage descendu du film noir et blanc et celui de l'acteur qui le joue. Le personnage et l'acteur restent des vignettes réglées par des critères strictement conventionnels qui les protègent des imprévus de la vie et la mécanique du scénario décide seule des gags du film dans le film: la mise en scène est impitoyablement chassée de l'ensemble du film; nous sommes dans l'audio-visuel aseptisé où rien ne consiste sauf une brillante démonstration scénaristique. Seule la séquence où Mia Farrow entre dans le vieux film est réellement filmée: à ce moment, Allen se pose des questions (à quelle distance se tenir? d'où filmer?) et y répond de façon convaicante. C'est parce qu'il ne veut à aucun autre moment s'en poser que le film est comme il est: un produit purement référentiel donc consommable.

Il y a toutefois dans le monde des réalisateurs qui ne se satisfont pas de ce pauvre dénominateur commun à quoi les condamne l'industrie audio-visuelle. Aujourd'hui, tout le monde sait faire un film, peu de cinéastes osent encore être maladroits, c'est-à-dire oublient de réagir en cinéphiles. Tout le monde filme bien ou plus exactement presque tout le monde parle la Langue. Cette langue est une seconde et naturelle nature; bien peu ont ou se font un langage. Mais beaucoup de réalisateurs aiment encore assez le cinéma pour avoir envie de faire mieux que de répondre au triste appel du dénominateur commun: ils soignent l'écriture de leurs films pour se réserver un territoire personnel, et c'est peut-être cela le maniérisme, la secrète révolte contre la langue ordinaire, la nostalgie des beaux effets (lumière, décors, acteurs) d'autrefois. Mais les beaux effets ne sont rien sans les belles causes. Les belles causes, ce sont simplement les sujets. La calligraphie cinéphilique, qui est aujourd'hui l'ennoblissement de la langue ordinaire, le département aristocratique du cinéma, opère cependant loin des redoutables exigences d'un sujet et aboutit à un dandysme des contenus.

Traiter un sujet aujourd'hui avec les moyens du cinéma, c'est non seulement ne pas rester dans la langue ordinaire, mais accepter de suivre plusieurs lièvres à la fois, de parler plusieurs langues. C'est d'abord parler plus. L'imperfection est aujourd'hui un signe qu'il y a plusieurs langues dans un film, la perfection n'étant que l'illusion produite par l'homogénéité. La beauté de Détective et de Adieu Bonaparte résulte en grande partie de l'emploi simultané et périlleux de ces langues, au sens propre dans le film de Chahine, au sens figuré dans Détective. Adieu Bonaparte n'appartient pas à la langue internationale ordinaire: l'énorme désordre et même la confusion (souvent on ne comprend rien au détail des événements ni à leur interaction exacte: mais la magie du cinéma, c'est aussi de se perdre sans comprendre. Comme disait Bresson: il ne s'agit pas de comprendre mais de sentir), tout cela résulte de la juxtaposition dans une même scène d'informations hétérogènes, individuelles et ethno-politiques. Ce mode de récit qui brasse discours, mouvements, traversées d'espaces, mélanges incontrôlés de jeux d'acteurs, est la façon très personnelle dont Chahine attaque son sujet et en exprime les facettes. Le personnage de Caffarelli et le déchirement auquel nous assistons entre lui et les deux frères égyptiens sont comme sont comme la partie visible d'un iceberg dont s'est approché le cinéaste. Un film n'a pas à nous montrer tout un iceberg ou toute une montagne. Un vrai film impose de manière surprenante et inoubliable le relief, la couleur, la matière, la nature d'une petite partie de l'univers. Renoir conseillait de bourrer les films sans trop penser à l'ordre ou à la clarté. Chahine filme comme s'il n'avait pas besoin de recevoir ce conseil et nous donne un film très imparfait mais inoubliable. Les films télévisuels si ambitieux de Rossellini nous donnaient l'information sur les choses, mais pas le sentiment qui pouvait les rendre à la vie.

Dans Détective, une trame mabusienne est soumise au travail de recomposition d'une réalité à la fois en expansion infinie et autonome, comme si toute scorie romanesque devait être immédiatement transformée en nouvel élément de réalité (le côté Rouletabille de ce nouveau « Mystère de la chambre jaune », devient par une opération poétique, à la fois le personnage-acteur Léaud, et des plans sur des boules de billard qui roulent). Le film parvient à exprimer non seulement la totalité des maigres informations de la trame policière de départ, mais encore nous montre les opérations par lesquelles ces informations peuvent devenir des affects et suggérer tout un monde. Dans Europe 51, en filmant Ingrid Bergman, Rossellini faisait le portrait de Simone Weil. Je vous salue, Marie, par contamination du cinéaste par son sujet, parle le langage de Simone Weil. Détective, qui d'abord n'a pas de sujet mais un scénario, adopte, par méthode paranoïaque critique, la langue d'aujourd'hui et, par ce biais, trouve son personnage central, Johnny Hallyday, double de Michel Subor, « Petit soldat » vingt ans après, et en trouvant son personnage trouve son sujet: la réalité enfin éclatée qui vit son temps de vie. Mabuse a disparu: la Mafia et la ronde de l'argent menacent et frappent par intermittence. Détective, comme Amerika-rapports de classes, parle plusieurs langues. Dans ces deux films, en outre, les auteurs aiment spirituellement et sensuellement chaque personnage: les hommes autant que les femmes. (Aimer autant un homme et une femme est une épreuve capitale pour un cinéaste: elle consiste à traverser le miroir de ses goûts sexuels. Ce critère, si insolemment irrationnel, est à peu près le seul qui permette d'établir l'authenticité et la grandeur d'un cinéaste). Alors, les personnages ont leur relief, leur couleur, leur matière, leur nature: ils sont vraiment une infime partie de l'univers. La langue ordinaire du cinéma est, elle, nombrilique.

Jean-Claude Biette

Cahiers du Cinéma nº 374, julho/agosto 1985

Um comentário:

Anônimo disse...

¿Cuánto tiempo hará que no se publica en "Cahiers" nada parecido?
Miguel Marías

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