quarta-feira, 28 de dezembro de 2005

Des cosmonautes en apesanteur

Une histoire simple qui n'affiche pas sa simplicité. Des personnages compliqués, mal dans leur peau, rivés ensemble, seuls. Alliances impossibles, fuite en avant, gravité. A nos amours est plus que le meilleur Pialat, son plus beau film depuis L'Enfance nue (1968), c'est le film à partir duquel il sera ridicule (et même obscène) de parler de Pialat comme du grand méconnu du cinéma français. A cause de l'ampleur du geste (Pialat-peintre), de la liberté de ton (Pialat-dialoguiste), de l'allégresse dans le nihilisme (Pialat-musicien), toutes choses qui font que s'il fallait lui trouver un ancêtre, ce serait du côté de Renoir. Rien moins.

Les films qui ne sont qu'un film de plus, nous les comparons à d'autres films qui leur ressemblent et c'est sans remords exagéré que nous distribuons bons ou mauvais points : on reste dans le cinéma. Les films qui, comme A nos amours, sont des films en plus, ceux que personne ne peut faire à la place de leur auteur (et la place est toujours intenable), ceux qui résultent d'une lutte avec le matériau-cinéma, il faut très vite inventer les métaphores hors cinéma, dont nous avons besoin pour les décrire. Et Pialat, cette fois, nous le verrons sous l'angle de la dépression, de la perturbation, des hautes et des basses pressions. Bref de la météo.

« Quelquefois, écrit un météorologue, la dépression atteint un chiffre si bas qu'elle fait ventouse, soulevant en spirales l'eau de la mer, le sable des continents, tandis que le vent de l'anticyclone qu'elle a attiré autour d'elle tourne avec une telle violence qu'il enlève le toit des maisons et fauche les arbres. »

Retenez bien ces mots : « dépression », « ventouse », « spirale », « violence », « maison » : nous sommes chez Pialat, pris dans le mouvement qu'il imprime à ses films. (…)

Un cyclone (car c'est ce dont parlait le météorologiste) est un mouvement tournant. Comme tout cinéaste un peu conséquent, Pialat n'invente pas seulement des personnages et des péripéties (ce serait mesquin), il invente l'espace autour d'eux, entre eux. Invisible, incertain mais très réel. Dans l'espace d'A nos amours, perturbé s'il en fut, les personnages, accélérés comme des particules, tournent les uns autour des autres et perdent le Nord. Ils sont comme des cosmonautes en apesanteur qui, quand bien même ils ne peuvent plus se supporter, ne pourraient plus jamais se le dire en face. Un rien les déporte, un rien les fait revenir. Ils se cognent avant de se parler, ils se séparent toujours trop tôt. Et cela, c'est la vie selon Pialat : ratage et griserie. (…).

Le cyclone est dans la langue aussi. Il y a des courants d'air froid dans la façon dont Pialat-acteur dit son texte. La voix est douce, le regard se désolidarise de la voix, la bouche fait une troisième chose qui est de dire des mots durs, faits pour blesser et qui blessent. Tout bascule en cours de phrase et les efforts pour « rattraper le coup » ne font que l'aggraver. C'est cela aussi qui est unique et bouleversant dans A nos amours, qui oblige à prendre les mots un à un, à les peser. Eux aussi sont pris dans l'espace perturbé du langage et de la communication. (…)

Enfin, le cyclone a un œil. Une « éclaircie circulaire », une zone exagérément calme, tellement déprimée qu'elle ressemble à ce qu'elle n'est pas : la paix. En météo, cela dure entre une demi-heure et une heure. En cinéma-Pialat, il s'agit de quelques secondes, d'un répit au cœur de la tourmente. D'une paix inespérée. Et comme l'œil du cyclone, lui aussi, se déplace, il n'est jamais là où on l'attendait et toujours ailleurs : au milieu d'une phrase, d'une scène, d'un regard. Habiter l'œil du cyclone, c'est la façon dont Pialat essaie de garder le contrôle d'un film où, par ailleurs, il n'a pas craint de s'exposer en personne. Entrer dans cet œil, c'est ce qui nous reste à faire.

Serge Daney, Libération, 16 novembre 1983

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