Le réalisateur Jean-Claude Guiguet est décédé vendredi dans l'Ardèche, d'un cancer. Né le 22 novembre 1948 à la Tour-du-Pin (Isère), il fut assistant de Paul Vecchiali sur Change pas de main (1975), s'occupa du décor et des costumes du Théâtre des matières de Jean-Claude Biette et tourna quatre longs métrages : les Belles manières (1978), Faubourg Saint-Martin (1986), le Mirage (1992) et les Passagers (1998), et deux courts : la Visiteuse (1983) et Une nuit ordinaire (1996). A l'initiative du cinéaste, la critique Marie Anne Guerin lui rend hommage.
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Jean-Claude Guiguet est mort à l'hôpital d'Aubenas, vendredi 16 septembre. L'écho de cette phrase a résonné sourdement au cours de ces dernières vingt-quatre heures, maquillé, embaumé, répété avec entêtement par de nombreuses voix. J'ai même entendu la sienne, sa gaieté solennelle, son intelligence inquiète, toute en alerte ces derniers mois, à cause de l'acuité constante de la douleur, sans lamentation, sa propre voix en réponse à celle de ses amis et de ses amours, proches, déjà morts, ou vivants. De ses frères et soeurs qui l'ont entouré ce dernier été en Ardèche, où Jean-Claude Guiguet se trouvait depuis le 14 juillet, et d'où provenait sa voix au téléphone, son souffle irrégulier, son corps inconnaissable dévoré par le cancer.
C'est ainsi qu'il m'a annoncé sa mort, il y a un mois, lui qui voulait obstinément que j'écrive ici, à Libération, son journal, où Daney et Skorecki les premiers, puis Lefort et Séguret, ont aimé ses films sans rechigner, c'est ainsi qu'il a insisté, quelle ironie !, pour «sa» nécrologie, que je signe ici, aujourd'hui, si triste, presque perdue dans ces pages.
L'admirable découpage de la fin du Mirage donne mon idée de la fin de Guiguet. Tout le Mirage donne une part de ma représentation des deux dernières années de sa vie, la passion amoureuse incise au bord du lac, la lumière d'été comme il aimait Jean Grémillon ! puis l'hémorragie, la mort invisible, lyrique, dans l'éclat bouleversant du paysage. Je le lui ai dit, tu as mis en scène ta propre mort en filmant celle de madame Tümmler, il s'étonnait lui-même de la cohérence intuitive de son oeuvre filmé.
Des Belles Manières à Métamorphose, chaque voix s'accorde à faire émerger un corps, pris dans une situation de société précise, personnifiant une parole, recueillie, âme en peine ou enchantée, qui nous instruit de soi, d'un voisin, d'un amant, d'un père, d'une actrice, d'un (e) ami (e). Voix et récits se croisent dans un espace de va-et-vient godardien, comme reviennent à la nuit les visages de la rue, et soudainement incisive, la chaleur au cerveau, selon un principe de reconnaissance, chez Guiguet, fondé par la ressemblance inéluctable entre les êtres Aragon chanté par Françoise Fabian dans Faubourg Saint-Martin et entre leurs sorts.
Longs et courts, les films de Guiguet le jeune ont travaillé à aménager cette nuit-là, quitte à y foutre le feu, et à rendre un éclat quotidien aux jours, malgré leur croissant désenchantement. La nuit guiguetienne a ses refuges et ses matières, des accords, une pesanteur veloutée, une obscurité scintillante : elle est urbaine, vivante, cinématographique. Guiguet transfigure par un découpage lumineux, le noir aveugle, l'angoisse, le manque et l'hostilité sociale, en nuits tant câlines, habitées, tendres, accueillantes, qu'en moments de fascination, de dégorgement, de violence implicite, hors champ. «Les rôdeurs de la nuit ne font de mal à personne», dit Marie Christine Rousseau dans Faubourg Saint-Martin. C'est l'absence qui fait mal à en tuer.
Le cinéma de Guiguet est grand car il convie ses acteurs face à la caméra, imprimant leur présence, et ainsi les présences des autres. Qui chantent leur histoire, comme lui, par couplets, hommes et femmes de la rue, qui se croisent sur les trottoirs, s'adressent des mots, dans les couloirs, les halls, les chambres et les transports.
Ils sont venus comme lui du pays à la ville, de la luminosité terrible de la nature aux étincelles et à la fluidité de la nuit. Comme lui, ils sont passés par Paris pour faire des plans. Pour des acteurs regardés avec une délicatesse rigoureusement inouïe car ils contiennent l'Extraordinaire du récit ordinaire, le don d'incarner des situations impensables sans eux.
Sentence des paroles dans des corps que le spectateur apprend, en cours de film, comme chez Rohmer, à regarder et à écouter s'approprier le monde et ses spectres. Des tonnes d'histoires à raconter, et néanmoins toujours la même au fond, l'histoire d'amour, la passion du corps et de l'esprit d'un (complètement) autre.
Guiguet dépose dans ses scènes de nuit le fantasme du repos, de la paix des «dormeurs» dans les cimetières des Passagers, dans le décor mordoré des écluses du canal Saint-Martin dont les eaux débordent en cascades rouge sang, dans la circulation plus fluide en soirée, vélo, ascenseur, couloir, de cette magnifique «Nuit ordinaire». Pas celle qui nous l'a fauché, mais l'autre, vouée aux imaginations du cinéaste en 1996, consacrée au corps de l'amant d'un malade du sida, à l'amorce d'une nuit d'amour à l'hôpital, d'un entrain, d'une lucidité et d'une sérénité lyriques, encore et toujours.
Critique au regard et aux perceptions aiguës, cinéaste ambitieux pour le cinéma, Guiguet a débuté à la bonne école, assistant de Paul Vecchiali qui, en créant Diagonale, a permis la naissance d'une génération de cinéastes passionnants. Attiré par la pensée et le fait, ou la croyance qu'on puisse la dire, amoureux passionné et puritain du corps, la silhouette nette, fluette, tonique de Guiguet passait prestement d'un physique à l'autre, dans les lieux de célébration du cinéma, hôtels, festivals, cinémathèques. Les gens capables de passion amoureuse meurent à tout coup dans ses films.
Jusqu'à ses derniers mots, Jean-Claude Guiguet a été un garçon qui croyait au grand cinéma, pas mort. Il est resté un ami inquiet, d'une gentillesse, d'une attention franches, sensible à l'excès, blessé et ardent, jamais par terre, fier de son travail et de ses sentiments. Amer souvent depuis ses difficultés à monter son dernier projet, le Printemps du monde, pour lequel, malgré l'avance sur recettes qui lui a été deux fois accordée, il n'a pas trouvé l'appui des chaînes de télévision, mais au contraire, parfois, un mépris animé et intolérable. S'ils n'ont pas vu en lui Tourgueniev ni Maupassant, c'est qu'ils ne les ont pas lus, s'ils n'ont pas vu les Belles Manières, pas les bonnes, c'est qu'ils n'en ont pas l'art.
Marie-Anne Guérin
C'est ainsi qu'il m'a annoncé sa mort, il y a un mois, lui qui voulait obstinément que j'écrive ici, à Libération, son journal, où Daney et Skorecki les premiers, puis Lefort et Séguret, ont aimé ses films sans rechigner, c'est ainsi qu'il a insisté, quelle ironie !, pour «sa» nécrologie, que je signe ici, aujourd'hui, si triste, presque perdue dans ces pages.
L'admirable découpage de la fin du Mirage donne mon idée de la fin de Guiguet. Tout le Mirage donne une part de ma représentation des deux dernières années de sa vie, la passion amoureuse incise au bord du lac, la lumière d'été comme il aimait Jean Grémillon ! puis l'hémorragie, la mort invisible, lyrique, dans l'éclat bouleversant du paysage. Je le lui ai dit, tu as mis en scène ta propre mort en filmant celle de madame Tümmler, il s'étonnait lui-même de la cohérence intuitive de son oeuvre filmé.
Des Belles Manières à Métamorphose, chaque voix s'accorde à faire émerger un corps, pris dans une situation de société précise, personnifiant une parole, recueillie, âme en peine ou enchantée, qui nous instruit de soi, d'un voisin, d'un amant, d'un père, d'une actrice, d'un (e) ami (e). Voix et récits se croisent dans un espace de va-et-vient godardien, comme reviennent à la nuit les visages de la rue, et soudainement incisive, la chaleur au cerveau, selon un principe de reconnaissance, chez Guiguet, fondé par la ressemblance inéluctable entre les êtres Aragon chanté par Françoise Fabian dans Faubourg Saint-Martin et entre leurs sorts.
Longs et courts, les films de Guiguet le jeune ont travaillé à aménager cette nuit-là, quitte à y foutre le feu, et à rendre un éclat quotidien aux jours, malgré leur croissant désenchantement. La nuit guiguetienne a ses refuges et ses matières, des accords, une pesanteur veloutée, une obscurité scintillante : elle est urbaine, vivante, cinématographique. Guiguet transfigure par un découpage lumineux, le noir aveugle, l'angoisse, le manque et l'hostilité sociale, en nuits tant câlines, habitées, tendres, accueillantes, qu'en moments de fascination, de dégorgement, de violence implicite, hors champ. «Les rôdeurs de la nuit ne font de mal à personne», dit Marie Christine Rousseau dans Faubourg Saint-Martin. C'est l'absence qui fait mal à en tuer.
Le cinéma de Guiguet est grand car il convie ses acteurs face à la caméra, imprimant leur présence, et ainsi les présences des autres. Qui chantent leur histoire, comme lui, par couplets, hommes et femmes de la rue, qui se croisent sur les trottoirs, s'adressent des mots, dans les couloirs, les halls, les chambres et les transports.
Ils sont venus comme lui du pays à la ville, de la luminosité terrible de la nature aux étincelles et à la fluidité de la nuit. Comme lui, ils sont passés par Paris pour faire des plans. Pour des acteurs regardés avec une délicatesse rigoureusement inouïe car ils contiennent l'Extraordinaire du récit ordinaire, le don d'incarner des situations impensables sans eux.
Sentence des paroles dans des corps que le spectateur apprend, en cours de film, comme chez Rohmer, à regarder et à écouter s'approprier le monde et ses spectres. Des tonnes d'histoires à raconter, et néanmoins toujours la même au fond, l'histoire d'amour, la passion du corps et de l'esprit d'un (complètement) autre.
Guiguet dépose dans ses scènes de nuit le fantasme du repos, de la paix des «dormeurs» dans les cimetières des Passagers, dans le décor mordoré des écluses du canal Saint-Martin dont les eaux débordent en cascades rouge sang, dans la circulation plus fluide en soirée, vélo, ascenseur, couloir, de cette magnifique «Nuit ordinaire». Pas celle qui nous l'a fauché, mais l'autre, vouée aux imaginations du cinéaste en 1996, consacrée au corps de l'amant d'un malade du sida, à l'amorce d'une nuit d'amour à l'hôpital, d'un entrain, d'une lucidité et d'une sérénité lyriques, encore et toujours.
Critique au regard et aux perceptions aiguës, cinéaste ambitieux pour le cinéma, Guiguet a débuté à la bonne école, assistant de Paul Vecchiali qui, en créant Diagonale, a permis la naissance d'une génération de cinéastes passionnants. Attiré par la pensée et le fait, ou la croyance qu'on puisse la dire, amoureux passionné et puritain du corps, la silhouette nette, fluette, tonique de Guiguet passait prestement d'un physique à l'autre, dans les lieux de célébration du cinéma, hôtels, festivals, cinémathèques. Les gens capables de passion amoureuse meurent à tout coup dans ses films.
Jusqu'à ses derniers mots, Jean-Claude Guiguet a été un garçon qui croyait au grand cinéma, pas mort. Il est resté un ami inquiet, d'une gentillesse, d'une attention franches, sensible à l'excès, blessé et ardent, jamais par terre, fier de son travail et de ses sentiments. Amer souvent depuis ses difficultés à monter son dernier projet, le Printemps du monde, pour lequel, malgré l'avance sur recettes qui lui a été deux fois accordée, il n'a pas trouvé l'appui des chaînes de télévision, mais au contraire, parfois, un mépris animé et intolérable. S'ils n'ont pas vu en lui Tourgueniev ni Maupassant, c'est qu'ils ne les ont pas lus, s'ils n'ont pas vu les Belles Manières, pas les bonnes, c'est qu'ils n'en ont pas l'art.
Marie-Anne Guérin
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